L'ordre du Temple
Histoire de France de Jules Michelet (1876)
Livre V, chapitre III - L'or, le fisc, les Templiers
«L'or, dit Christophe Colomb, est une chose excellente. Avec de l'or,
on forme des trésors. Avec de l'or, on fait tout ce qu'on désire en ce
monde. On fait même arriver les âmes en paradis (1)».
L'époque
où nous sommes parvenus doit être considérée comme l'avènement de l'or.
C'est le Dieu du monde nouveau où nous entrons. - Philippe le Bel, à peine
monté sur le trône, exclut les prêtres de ses conseils, pour y faire entrer
les banquiers (2).
Gardons-nous
de dire du mal de l'or. Comparé à la propriété féodale, à la terre, l'or
est une forme supérieure de la richesse. Petite chose, mobile, échangeable,
divisible, facile à manier, facile à cacher, c'est la richesse subtilisée
déjà ; j'allais dire spiritualisée. Tant que la richesse fut immobile,
l'homme, rattaché par elle à la terre et comme enraciné, n'avait guère
plus de locomotion que la glèbe sur laquelle il rampait. Le propriétaire
était une dépendance du sol ; la terre emportait l'homme. Aujourd'hui,
c'est tout le contraire : il enlève la terre, concentrée et résumée par
l'or. Le docile métal sert toute transaction ; il suit facile et fluide,
toute circulation commerciale, administrative. Le gouvernement, obligé
d'agir au loin, rapidement, de mille manières, a pour principal moyen
d'action les métaux précieux. La création soudaine d'un gouvernement,
au commencement du XIVe siècle, crée un besoin subit, infini de l'argent
et de l'or.
Sous
Philippe le Bel, le fisc, ce monstre, ce géant, naît altéré, affamé, endenté.
Il crie en naissant, comme le Gargantua de Rabelais : A manger, à boire
! L'enfant terrible, dont on ne peut soûler la faim atroce, mangera au
besoin de la chair et boira du sang. C'est le cyclope, l'ogre, la gargouille
dévorante de la Seine. La tête du monstre s'appelle grand conseil, ses
longues griffes sont au Parlement, l'organe digestif est la chambre des
comptes. Le seul aliment qui puisse l'apaiser, c'est celui que le peuple
ne peut lui trouver. Fisc et peuple n'ont qu'un cri, c'est l'or.
Voyez,
dans Aristophane, comment l'aveugle et inerte Plutus est tiraillé par
ses adorateurs. Ils lui prouvent sans peine qu'il est le Dieu des Dieux.
Et tous les Dieux lui cèdent. Jupiter avoue qu'il meurt de faim sans lui
(3), Mercure quitte son métier de Dieu, se met au service de Plutus, tourne
la broche et lave la vaisselle.
Cette
intronisation de l'or à la place de Dieu se renouvelle au XIVe siècle.
La difficulté est de tirer cet or paresseux des réduits obscurs où il
dort. Ce serait une curieuse histoire que celle du thésaurus, depuis le
temps où il se tenait tapi sous le dragon de Colchos, des Hespérides ou
des Nibelungen, depuis son sommeil au temple de Delphes, au palais de
Persépolis. Alexandre, Carthage, Rome, l'éveillent et le secouent (4).
Au moyen âge, il est déjà rendormi dans les églises, où, pour mieux reposer,
il prend forme sacrée, croix, chapes, reliquaires. Qui sera assez hardi
pour le tirer de là, assez clairvoyant pour l'apercevoir dans la terre
où il aime à s'enfouir ? Quel magicien évoquera, profanera cette chose
sacrée qui vaut toutes choses, cette toute-puissance aveugle que donne
la nature ?
Le
moyen âge ne pouvait atteindre sitôt cette grande idée moderne : L'homme
sait créer, la richesse ; il change une vile matière en objet précieux,
lui donnant la richesse qu'il a en lui, celle de la forme, de l'art, celle
d'une volonté intelligente. Il chercha d'abord la richesse moins dans
la forme que dans la matière. Il s'acharna sur cette matière, tourmenta
la nature d'un amour furieux, lui demanda ce qu'on demande à ce qu'on
aime, la vie même, l'immortalité (5). Mais, malgré les merveilleuses fortunes
des Lulle, des Flamel, l'or tant de fois trouvé n'apparaissait que pour
fuir, laissant le souffleur hors d'haleine ; il fuyait, fondait impitoyablement,
et avec lui la substance de l'homme, son âme, sa vie, mise au fond du
creuset (6).
Alors
l'infortuné, cessant d'espérer dans le pouvoir humain, se reniait lui-même,
abdiquait tout bien, âme et Dieu. Il appelait le mal, le Diable. Roi des
abîmes souterrains, le Diable était sans doute le monarque de l'or. Voyez
à Notre-Dame de Paris, et sur tant d'autres églises, la triste représentation
du pauvre homme qui donne son âme pour de l'or, qui s'inféode au Diable,
s'agenouille devant la Bête, et baise la griffe velue...
Le
Diable, persécuté avec les Manichéens et les Albigeois, chassé, comme
eux, des villes, vivait alors au désert. Il cabalait sur la prairie avec
les sorcières de Macbeth. La sorcellerie, débris des vieilles religions
vaincues, avait pourtant cela d'être un appel, non pas seulement à la
nature, comme l'alchimie, mais déjà à la volonté, à la volonté mauvaise,
au Diable, il est vrai. C'était un mauvais industrialisme, qui, ne pouvant
tirer de la volonté les trésors que contient son alliance avec la nature,
essayait de gagner, par la violence et le crime, ce que le travail, la
patience, l'intelligence, peuvent seuls donner.
Au
moyen âge, celui qui sait où est l'or, le véritable alchimiste, le vrai
sorcier, c'est le juif ; ou le demi-juif, le Lombard (7). Le juif, l'homme
immonde, l'homme qui ne peut toucher ni denrée ni femme qu'on ne la brûle,
l'homme d'outrage, sur lequel tout le monde crache (8), c'est à lui qu'il
faut s'adresser.
Prolifique
nation, qui par-dessus toutes les autres eut la force multipliante, la
force qui engendre, qui féconde à volonté les brebis de Jacob ou les sequins
de Shylock. Pendant tout le moyen âge, persécutés, chassés, rappelés,
ils ont fait l'indispensable intermédiaire entre le fisc et la victime
du fisc, entre l'agent et le patient, pompant l'or d'en bas, en le rendant
au roi par en haut avec laide grimace (9)... Mais il leur en restait toujours
quelque chose... Patients, indestructibles, ils ont vaincu par la durée
(10). Ils ont résolu le problème de volatiliser la richesse ; affranchis
par la lettre de change, ils sont maintenant libres, ils sont maîtres
; de soufflets en soufflets, les voilà au trône du monde (11).
Pour
que le pauvre homme s'adresse au juif, pour qu'il approche de cette sombre
petite maison, si mal famée, pour qu'il parle à cet homme qui, dit-on,
crucifie les petits enfants, il ne faut pas moins que l'horrible pression
du fisc. Entre le fisc qui veut sa moelle et son sang, et le Diable qui
veut son âme, il prendra le juif pour milieu.
Quand
donc il avait épuisé sa dernière ressource, quand son lit était vendu,
quand sa femme et ses enfants, couchés à terre, tremblaient de fièvre
ou criaient du pain, alors, tête basse et plus courbé que s'il eût porté
sa charge de bois, il se dirigeait lentement vers l'odieuse maison, et
il y restait longtemps à la porte avant de frapper. Le juif ayant ouvert
avec précaution la petite grille, un dialogue s'engageait, étrange et
difficile. Que disait le chrétien ? «Au nom de Dieu ! - Le juif l'a tué,
ton Dieu ! - Par pitié! - Quel chrétien a jamais eu pitié du juif ? Ce
ne sont pas des mots qu'il faut. Il faut un gage. - Que peut donner celui
qui n'a rien ? Le juif lui dira doucement : Mon ami, conformément aux
ordonnances du Roi, notre Sire, je ne prête ni sur habit sanglant, ni
sur fer de charrue... Non, pour gage, je ne veux que vous-même. Je ne
suis pas des vôtres, mon droit n'est pas le droit chrétien. C'est un droit
plus antique (in partes secanto). Votre chair répondra. Sang pour or,
comme vie pour vie. Une livre de votre chair, que je vais nourrir de mon
argent, une livre seulement de votre belle chair (12)». L'or que prête
le meurtrier du Fils de l'Homme, ne peut être qu'un or meurtrier, antidivin,
ou, comme on disait dans ce temps-là Anti-Christ (13). Voilà l'or Anti-Christ,
comme Aristophane nous montrait tout à l'heure dans Plutus l'Anti-Jupiter.
Cet
Anti-Christ, cet antidieu, doit dépouiller Dieu, c'est-à-dire l'Eglise
; l'église séculière, les prêtres, le Pape ; l'église régulière, les moines,
les Templiers.
La
mort scandaleusement prompte de Benoît XI fit tomber l'Eglise dans la
main de Philippe le Bel ; elle le mit à même de faire un pape, de tirer
la papauté de Rome, de l'amener en France, pour, en cette geôle, la faire
travailler à son profit, lui dicter des bulles lucratives, exploiter l'infaillibilité,
constituer le Saint-Esprit comme scribe et percepteur pour la maison de
France.
Après
la mort de Benoît, les cardinaux s'étaient enfermés en conclave à Pérouse.
Mais les deux partis, le français et l'antifrançais, se balançaient si
bien qu'il n'y avait pas moyen d'en finir. Les gens de la ville, dans
leur impatience, dans leur furie italienne de voir un pape fait à Pérouse,
n'y trouvèrent autre remède que d'affamer les cardinaux. Ceux-ci convinrent
qu'un des deux partis désignerait trois candidats, et que l'autre parti
choisirait. Ce fut au parti français à choisir, et il désigna un Gascon,
Bertrand de Gott, archevêque de Bordeaux. Bertrand s'était montré jusque-là
ennemi du roi, mais on savait qu'il était avant tout ami de son intérêt,
et l'on espérait bien le convertir.
Philippe,
instruit par ses cardinaux et muni de leurs lettres, donne rendez-vous
au futur élu près de Saint-Jean-d'Angély, dans une forêt. Bertrand y court
plein d'espérance. Villani parle de cette entrevue secrète, comme s'il
y était. Il faut lire ce récit d'une maligne naïveté :
«Ils
entendirent ensemble la messe, et se jurèrent le secret. Alors le roi
commença à parlementer en belles paroles, pour le réconcilier avec Charles
de Valois. Ensuite il lui dit : «Vois, archevêque, j'ai en mon pouvoir
de te faire pape, si je veux ; c'est pour cela que je suis venu vers toi
; car, si tu me promets de me faire six grâces que je te demanderai, je
t'assurerai cette dignité, et voici qui te prouvera que j'en ai le pouvoir.»
Alors il lui montra les lettres et délégations de l'un et de l'autre collège.
Le Gascon, plein de convoitise, voyant ainsi tout à coup qu'il dépendait
entièrement du roi de le faire pape, se jeta, comme éperdu de joie, aux
pieds de Philippe, et dit : «Monseigneur, c'est à présent que je vois
que tu m'aimes plus qu'homme qui vive, et que tu veux me rendre le bien
pour le mal. Tu dois commander, moi obéir, et toujours j'y serai disposé.»
Le roi le releva, le baisa à la bouche, et lui dit : «Les six grâces spéciales
que je te demande sont les suivantes : La première, que tu me réconcilies
parfaitement avec l'Eglise, et me fasses pardonner le méfait que j'ai
commis en arrêtant le pape Boniface ; la seconde, que tu rendes la communion
à moi et à tous les miens ; la troisième, que tu m'accordes les décimes
du clergé dans mon royaume pour cinq ans, afin d'aider aux dépenses faites
en la guerre de Flandre ; la quatrième, que tu détruises et annules la
mémoire du pape Boniface ; la cinquième, que tu rendes la dignité de cardinal
à messer Jacobo et messer Piero de la Colonne, que tu les remettes en
leur état, et qu'avec eux tu fasses cardinaux certains miens amis. Pour
la sixième grâce et promesse, je me réserve d'en parler en temps et lieu
: car c'est chose grande et secrète.» L'archevêque promit tout par serment
sur ïe Corpus Domini, et de plus il donna pour otages son frère et deux
de ses neveux. Le roi, de son côté, promit et jura qu'il le ferait élire
pape (14).»
Le
pape de Philippe le Bel, avouant hautement sa dépendance, déclara qu'il
voulait être couronné à Lyon (14 nov. 1305). Ce couronnement, qui commençait
la captivité de l'Eglise, fut dignement solennisé. Au moment où le cortège
passait, un mur chargé de spectateurs s'écroule, blesse le roi et tue
le duc de Bretagne. Le pape fut renversé, la tiare tomba. Huit jours après,
dans un banquet du pape, ses gens et ceux des cardinaux prennent querelle,
un frère du pape est tué.
Cependant
la honte du marché devenait publique. Clément payait comptant. Il donnait
en payement ce qui n'était pas à lui, en exigeant des décimes du clergé
: décimes au roi de France, décimes au comte de Flandre pour qu'il s'acquitte
envers le roi, décimes à Charles de Valois pour une croisade contre l'empire
grec. Le motif de la croisade était étrange ; ce pauvre empire, au dire
du pape, était faible, et ne rassurait pas assez la chrétienté contre
les infidèles.
Clément,
ayant payé, croyait être quitte et n'avoir plus qu'à jouir en acquéreur
et propriétaire, à user et abuser. Comme un baron faisait chevauchée autour
de sa terre pour exercer son droit de gîte et de pourvoirie, Clément se
mit à voyager à travers l'Eglise de France. De Lyon, il s'achemina vers
Bordeaux, mais par Mâcon, Bourges et Limoges, afin de ravager plus de
pays. Il allait, prenant et dévorant, d'évêché en évêché, avec une armée
de familiers et de serviteurs. Partout où s'abattait cette nuée de sauterelles,
la place restait nette. Ancien archevêque de Bordeaux, le rancuneux pontifie
ôta à Bourges sa primatie sur la capitale de la Guyenne. Il s'établit
chez son ennemi, l'archevêque de Bourges, comme un garnisaire ou mangeur
d'office (15), et il s'y hébergea de telle sorte, qu'il le laissa ruiné
de fond en comble ; ce primat des Acquitaines serait mort de faim, s'il
n'était venu à la cathédrale, parmi ses chanoines, recevoir aux distributions
ecclésiastiques la portion congrue (16).
Dans
les vols de Clément, le meilleur était pour une femme qui rançonnait le
pape, comme lui l'Eglise. C'était la véritable Jérusalem où allait l'argent
de la croisade. La belle Brunissende Talleyrand de Périgord lui coûtait,
dit-on, plus que la Terre sainte.
Clément
allait être bientôt cruellement troublé dans cette douce jouissance des
biens de l'Eglise. Les décimes en perspective ne répondaient pas aux besoins
actuels du fisc royal. Le pape gagna du temps en lui donnant les juifs,
en autorisant le roi à les saisir. L'opération se fit en un même jour
avec un secret et une promptitude qui font honneur aux gens du roi. Pas
un juif, dit-on, n'échappa. Non content de vendre leurs biens, le roi
se chargea de poursuivre leurs débiteurs, déclarant que leurs écritures
suffisaient pour titres de créances, quel'écrit d'un juif faisait foi
pour lui.
Le
juif ne rendant pas assez, il retomba sur le chrétien. Il altéra encore
les monnaies, augmentant le titre et diminuant le poids; avec deux livres
il en payait huit. Mais quand il s'agissait de recevoir, il ne voulait
de sa monnaie que pour un tiers ; deux banqueroutes en sens inverse. Tous
les débiteurs profitèrent de l'occasion. Ces monnaies de diverse valeur
sous même titre faisaient naître des querelles sans nombre. On ne s'entendait
pas : c'était une Babel. La seule chose à quoi le peuple s'accorda (voilà
donc qu'il y a un peuple), ce fut à se révolter. Le roi s'était sauvé
au Temple. Ils l'y auraient suivi, si on ne les eût amusés en chemin à
piller la maison d'Etienne Barbet, un financier à qui l'on attribuait
l'altération des monnaies. L'émeute finit ainsi. Le roi fit pendre des
centaines d'hommes aux arbres des routes autour de Paris. L'effroi le
rapprocha des nobles. Il leur rendit le combat judiciaire, autrement dit
l'impunité. C'était une défaite pour le gouvernement royal. Le roi des
légistes abdiquait la loi, pour reconnaître les décisions de la force.
Triste et douteuse position, en législation comme en finances. Repoussé
de l'Eglise aux juifs, de ceux-ci aux communes, des communes flamandes
il retombait sur le clergé.
Le
plus net des trésors de Philippe, son patrimoine à exploiter, le fonds
sur lequel il comptait, s'était son pape. S'il l'avait acheté, ce pape,
s'il l'engraissait de vols et de pillages, ce n'était point pour ne s'en
pas servir, mais bien pour en tirer parti, pour lui lever, comme le juif,
une livre de chair sur tel membre qu'il voudrait.
Il
avait un moyen infaillible de presser et pressurer le pape, un tout-puissant
épouvantail, savoir, le procès de Boniface VIII. Ce qu'il demandait à
Clément, c'était précisément le suicide de la papauté. Si Boniface était
hérétique et faux pape, les cardinaux qu'il avait faits étaient de faux
cardinaux. Benoît XI et Clément, élus par eux, étaient à leur tour faux
papes et sans droit, et non seulement eux, mais tous ceux qu'ils avaient
choisis ou confirmés dans les dignités ecclésiastiques ; non seulement
leurs choix, mais leurs actes de toute espèce. L'Eglise se trouvait enlacée
dans une illégalité sans fin. D'autre part, si Boniface avait été vrai
pape, comme tel il était infaillible, ses sentences subsistaient, Philippe
le Bel restait condamné.
A
peine intronisé, Clément eut à entendre l'aigre et impérieuse requête
de Nogaret, qui lui enjoignait de poursuivre son prédécesseur. Le marché
à peine conclu, le Diable demandait son payement. Le servage de l'homme
vendu commençait ; cette âme, une fois garrottée des liens de l'injustice,
ayant reçu le mors et le frein, devait être misérablement chevauchée jusqu'à
la damnation.
Plutôt
que de tuer ainsi la papauté en droit, Clément avait mieux aimé la livrer
en fait. Il avait créé d'un coup douze cardinaux dévoués au roi, les deux
Colonna, et dix Français ou Gascons. Ces douze, joints à ce qui restait
des douze du même parti, dont on avait surpris la nomination à Célestin,
assuraient à jamais au roi l'élection des papes futurs. Clément constituait
ainsi la papauté entre les mains de Philippe ; concession énorme, et qui
pourtant ne suffit point.
Il
crut qu'il fléchirait son maître en faisant un pas de plus. Il révoqua
une bulle de Boniface, la bulle Clericis laïcos, qui fermait au roi la
bourse du clergé. La bulle Unam sanctam contenait l'expression de la suprématie
pontificale. Clément la sacrifia, et ce ne fut pas assez encore.
Il
était à Poitiers, inquiet et malade de corps et d'esprit. Philippe le
Bel vint l'y trouver avec de nouvelles exigences. Il lui fallait une grande
confiscation, celle du plus riche des ordres religieux, de l'ordre du
Temple. Le pape, serré entre deux périls, essaya de donner le change à
Philippe en le comblant de toutes les faveurs qui étaient au pouvoir du
saint-siège. Il aida son fils Louis Hutin à s'établir en Navarre ; il
déclara son frère Charles de Valois chef de la croisade. Il tâcha enfin
de s'assurer la protection de la maison d'Anjou, déchargeant le roi de
Naples d'une dette énorme envers l'Eglise, canonisant un de ses fils,
adjugeant à l'autre le trône de Hongrie.
Philippe
recevait toujours, mais il ne lâchait pas prise. Il entourait le pape
d'accusations contre le Temple. Il trouva dans la maison même de Clément
un Templier qui accusait l'ordre. En 1306, le roi voulant lui envoyer
des commissaires pour obtenir une décision, le malheureux pape donne,
pour ne pas le recevoir, la plus ridicule excuse : «De l'avis des médecins,
nous allons au commencement de septembre, prendre quelques drogues préparatives,
et ensuite une médecine qui, selon les susdits médecins, doit, avec l'aide
de Dieu, nous être fort utile (17).»
Ces
pitoyables tergiversations durèrent longtemps. Elles auraient duré toujours,
si le pape n'eût appris tout à coup que le roi faisait prêter partout
les Templiers, et que son confesseur, moine dominicain et grand inquisiteur
de France, procédait contre eux sans attendre d'autorisation.
Qu'était-ce
donc que le Temple ? Essayons de le dire en peu de mots :
A
Paris, l'enceinte du Temple comprenait tout le grand quartier, triste
et mal peuplé, qui en a conservé le nom (18). C'était un tiers du Paris
d'alors. A l'ombre du Temple et sous sa puissante protection vivait une
foule de serviteurs, de familiers, d'affiliés, et aussi de gens condamnés
; les maisons de l'ordre avaient droit d'asile. Philippe le Bel lui-même
en avait profité en 1306, lorsqu'il était poursuivi par le peuple soulevé.
Il restait encore, à l'époque de la Révolution, un monument de cette ingratitude
royale, la grosse tour à quatre tourelles, bâtie en 1222. Elle servit
de prison à Louis XVI.
Le
Temple de Paris était le centre de l'ordre, son trésor ; les chapitres
généraux s'y tenaient. De cette maison dépendaient toutes les provinces
de l'ordre : Portugal, Castille et Léon, Aragon, Majorque, Allemagne,
Italie, Pouille et Sicile, Angleterre et Irlande. Dans le nord, l'ordre
teutonique était sorti du Temple, comme en Espagne d'autres ordres militaires
se formèrent de ses débris. L'immense majorité des Templiers étaient Français,
particulièrement les grands maîtres. Dans plusieurs langues, on désignait
les chevaliers par leur nom français : Frieri del Tempio, frerioi tou
Templou.
Le
Temple, comme tous les ordres militaires, dérivait de Cîteaux. Le réformateur
de Cîteaux, saint Bernard, de la même plume qui commentait le Cantique
des Cantiques, donna aux chevaliers leur règle enthousiaste et austère.
Cette règle, c'était l'exil et la guerre sainte jusqu'à la mort. Les Templiers
devaient toujours accepter le combat, fût-ce d'un contre trois, ne jamais
demander quartier, ne point donner de rançon, pas un pan de mur, pas un
pouce de terre. Ils n'avaient pas de repos à espérer. On ne leur permettait
pas de passer dans des ordres moins austères.
«Allez
heureux, allez paisibles, leur dit saint Bernard ; chassez d'un coeur
intrépide les ennemis de la croix de Christ, bien sûrs que ni la vie ni
la mort ne pourront vous mettre hors de l'amour de Dieu qui est en Jésus.
En tout péril, redites-vous la parole : Vivants ou morts, nous sommes
au Seigneur... Glorieux les vainqueurs, heureux les martyrs !»
Voici
la rude esquisse qu'il nous donne de la figure du Templier : «Cheveux
tondus, poil hérissé, souillé de poussière ; noir de fer, noir de hâle
et de soleil... Ils aiment les chevaux ardents et rapides, mais non parés,
bigarrés, caparaçonnés... Ce qui charme dans cette foule, dans ce torrent
qui coule à la Terre sainte, c'est que vous n'y voyez que des scélérats
et des impies. Christ d'un ennemi se fait un champion ; du persécuteur
Saul, il fait un saint Paul...» Puis, dans un éloquent itinéraire, il
conduit les guerriers pénitents de Bethléem au Calvaire, de Nazareth au
Saint-Sépulcre.
Le
soldat a la gloire, le moine le repos. Le Templier abjurait l'un et l'autre.
Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, les périls et les
abstinences. La grande affaire du moyen âge fut longtemps la guerre sainte,
la croisade ; l'idéal de la croisade semblait réalisé dans l'ordre du
Temple. C'était la croisade devenue fixe et permanente.
Associés
aux Hospitaliers dans la défense des saints lieux, ils en différaient
en ce que la guerre était plus particulièrement le but de leur institution.
Les uns et les autres rendaient les plus grands services. Quel bonheur
n'était-ce pas pour le pèlerin qui voyageait sur la roule poudreuse de
Jaffa à Jérusalem, et qui croyait à tout moment voir fondre sur lui les
brigands arabes, de rencontrer un chevalier, de reconnaître la secourable
croix rouge sur le manteau blanc de l'ordre du Temple ! En bataille, les
deux ordres fournissaient alternativement l'avant-garde et l'arrière-garde.
On mettait au milieu les croisés nouveaux venus et peu habitués aux guerres
d'Asie. Les chevaliers les entouraient, les protégeaient, dit fièrement
un des leurs, comme une mère son enfant ! (19). Ces auxiliaires passagers
reconnaissaient ordinairement assez mal ce dévouement. Ils servaient moins
les chevaliers qu'ils ne les embarrassaient. Orgueilleux et fervents à
leur arrivée, bien sûrs qu'un miracle allait se faire exprès pour eux,
ils ne manquaient pas de rompre les trêves ; ils entraînaient les chevaliers
dans des périls inutiles, se faisaient battre, et partaient, leur laissant
le poids de la guerre et les accusant de les avoir mal soutenus. Les Templiers
formaient l'avant-garde à Mansourah, lorsque ce jeune fou de comte d'Artois
s'obstina à la poursuite, malgré leur conseil, et se jeta dans la ville
: ils le suivirent par honneur et furent tous tués.
On
avait cru avec raison ne pouvoir jamais faire assez pour un ordre si dévoué
et si utile. Les privilèges les plus magnifiques furent accordés. D'abord
ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si loin
et si haut n'était guère réclamé ; ainsi les Templiers étaient juges dans
leurs causes. Ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans
leur loyauté ! Il leur était défendu d'accorder aucune de leurs commanderies
à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit,
ni tribut, ni péage.
Chacun
désirait naturellement participer à de tels privilèges. Innocent III lui-même
voulut être affilié à l'ordre ; Philippe le Bel le demanda en vain.
Mais
quand cet ordre n'eût pas eu ces grands et magnifiques privilèges, on
s'y serait présenté en foule. Le Temple avait pour les imaginations un
attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu dans
les églises de l'ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs
en étaient exclus. On disait que si le roi de France lui-même y eût pénétré,
il n'en serait pas sorti.
La
forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres,
aux mystères dont l'église antique ne craignait pas d'entourer les choses
saintes. Le récipiendaire était présenté d'abord comme un pécheur, un
mauvais chrétien, un renégat. Il reniait, à l'exemple de saint Pierre
; le reniement, dans cette pantomime, s'exprimait par un acte (20), cracher
sur la croix. L'ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l'élever
d'autant plus que sa chute était plus profonde. Ainsi dans la fête des
fols ou idiots (fatuorum), l'homme offrait l'hommage même de son imbécillité,
de son infamie, à l'Eglise qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées,
chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus
capables de scandaliser un âge prosaïque, qui ne voyait que la lettre
et perdait le sens du symbole.
Elles
avaient ici un autre danger. L'orgueil du Temple pouvait laisser dans
ses formes une équivoque impie. Le récipiendaire pouvait croire qu'au
delà du christianisme vulgaire, l'ordre allait lui révéler une religion
plus haute, lui ouvrir un sanctuaire derrière le sanctuaire. Ce nom du
Temple n'était pas sacré pour les seuls chrétiens. S'il exprimait pour
eux le Saint-Sépulcre, il rappelait aux juifs, aux musulmans, le temple
de Salomon (21). L'idée du Temple, plus haute et plus générale que celle
même de l'Eglise, planait en quelque sorte par-dessus toute religion.
L'Eglise datait, et le Temple ne datait pas. Contemporain de tous les
âges, c'était comme un symbole de la perpétuité religieuse. Même après
la ruine des Templiers, le Temple subsiste, au moins comme tradition,
dans les enseignements d'une foule de sociétés secrètes, jusqu'aux Rose-Croix,
jusqu'aux Francs-Maçons (22).
L'Eglise
est la maison du Christ, le Temple celle du Saint-Esprit. Les gnostiques
prenaient, pour leur grande fête, non pas Noël ou Pâques, mais la Pentecôte,
le jour où l'Esprit descendit. Jusqu'à quel point ces vieilles sectes
subsistèrent-elles au moyen âge ? Les Templiers y furent-ils affiliés
? De telles questions, malgré les ingénieuses conjectures des modernes,
resteront toujours obscures dans l'insuffisance des monuments (23).
Ces
doctrines intérieures du Temple semblent tout à la fois vouloir se montrer
et se cacher. On croit les reconnaître, soit dans les emblèmes étranges,
sculptés au portail de quelques églises, soit dans le dernier cycle épique
du moyen âge, dans ces poèmes où la chevalerie épurée n'est plus qu'une
odyssée, un voyage héroïque et pieux à la recherche du Graal. On appelait
ainsi la sainte coupe qui reçut le sang du Sauveur. La simple vue de cette
coupe prolonge la vie de cinq cents années. Les enfants seuls peuvent
en approcher sans mourir. Autour du Temple qui la contient, veillent en
armes les Templistes, ou chevaliers du Graal (24).
Cette
chevalerie plus qu'ecclésiastique, ce froid et trop pur idéal, qui fut
la fin du moyen âge et sa dernière rêverie, se trouvait, par sa hauteur
même, étranger à toute réalité, inaccessible à toute pratique. Le templiste
resta dans les poëmes, figure nuageuse et quasi-divine. Le Templier s'enfonça
dans la brutalité.
Je
ne voudrais pas m'associer aux persécuteurs de ce grand ordre. L'ennemi
des Templiers les a lavés sans le vouloir ; les tortures par lesquelles
il leur arracha de honteux aveux semblent une présomption d'innocence.
On est tenté de ne pas croire des malheureux qui s'accusent dans les gênes.
S'il y eut des souillures, on est tenté de ne plus les voir, effacées
qu'elles furent dans la flamme des bûchers.
Il
subsiste cependant de graves aveux, obtenus hors de la question et des
tortures. Les points mêmes qui ne furent pas prouvés n'en sont pas moins
vraisemblables pour qui connaît la nature humaine, pour qui considère
sérieusement la situation de l'ordre dans ces derniers temps.
Il
était naturel que le relâchement s'introduisît parmi des moines guerriers,
des cadets de la noblesse, qui couraient les aventures loin de la chrétienté,
souvent loin des yeux de leurs chefs, entre les périls d'une guerre à
mort et les tentations d'un climat brûlant, d'un pays d'esclaves, de la
luxurieuse Syrie. L'orgueil et l'honneur les soutinrent tant qu'il y eut
espoir pour la Terre sainte. Sachons-leur gré d'avoir résisté si longtemps,
lorsqu'à chaque croisade leur attente était si tristement déçue, lorsque
toute prédiction mentait, que les miracles promis s'ajournaient toujours.
Il n'y avait pas de semaine que la cloche de Jérusalem ne sonnât l'apparition
des Arabes dans la plaine désolée. C'était toujours aux Templiers, aux
Hospitaliers à monter à cheval, à sortir des murs... Enfin ils perdirent
Jérusalem, puis Saint-Jean-d'Acre. Soldats délaissés, sentinelles perdues,
faut-il s'étonner si, au soir de cette bataille de deux siècles, les bras
leur tombèrent ?
La
chute est grave après les grands efforts. L'âme montée si haut dans l'héroïsme
et la sainteté tombe bien lourde en terre... Malade et aigrie, elle se
plonge dans le mal avec une faim sauvage, comme pour se venger d'avoir
cru.
Telle
paraît avoir été la chute du Temple. Tout ce qu'il y avait eu de saint
en l'ordre devint péché et souillure. Après avoir tendu de l'homme à Dieu,
il tourna de Dieu (25) à la Bête. Les pieuses agapes, les fraternités
héroïques, couvrirent de sales amours de moines (26). Ils cachèrent l'infamie
en s'y mettant plus avant. Et l'orgueil y trouvait encore son compte ;
ce peuple éternel, sans famille ni génération charnelle, recruté par l'élection
et l'esprit, faisait montre de son mépris pour la femme (27), se suffisant
à lui-même et n'aimant rien hors de soi. Comme ils se passaient de femmes,
ils se passaient aussi de prêtres, péchant et se confessant entre eux
(28). Et ils se passèrent de Dieu encore. Ils essayèrent des superstitions
orientales, de la magie sarrasine. D'abord symbolique, le reniement devint
réel; ils abjurèrent un Dieu qui ne donnait pas la victoire ; ils le traitèrent
comme un Dieu infidèle qui les trahissait, l'outragèrent, crachèrent sur
la croix.
Leur
vrai Dieu, ce semble, devint l'ordre même. Ils adorèrent le Temple et
les Templiers, leurs chefs, comme Temples vivants. Ils symbolisèrent par
les cérémonies les plus sales et les plus repoussantes le dévouement aveugle,
l'abandon complet de la volonté. L'ordre, se serrant ainsi, tomba dans
une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu'il
y a de souverainement diabolique dans le Diable, c'est de s'adorer.
Voilà,
dira-t-on, des conjectures. Mais elles ressortent trop naturellement d'un
grand nombre d'aveux obtenus sans avoir recours à la torture, particulièrement
en Angleterre (29).
Que
tel ait été d'ailleurs le caractère général de l'ordre, que les statuts
soient devenus expressément honteux et impies, c'est ce que je suis loin
d'affirmer. De telles choses ne s'écrivent pas. La corruption entre dans
un ordre par connivence mutuelle et tacite. Les formes subsistent, changeant
de sens, et perverties par une mauvaise interprétation que personne n'avoue
tout haut.
Mais
quand même ces infamies, ces impiétés auraient été universelles dans l'ordre,
elles n'auraient pas suffi pour entraîner sa destruction. Le clergé les
aurait couvertes et étouffées (30), comme tant d'autres désordres ecclésiastiques.
La cause de la ruine du Temple, c'est qu'il était trop riche et trop puissant.
Il y eut une autre cause plus intime, mais je la dirai tout à l'heure.
A
mesure que la ferveur des guerres saintes diminuait en Europe, à mesure
qu'on allait moins à la croisade, on donnait davantage au Temple, pour
s'en dispenser. Les affiliés de l'ordre étaient innombrables. Il suffisait
de payer deux ou trois deniers par an. Beaucoup de gens offraient tous
leurs biens, leurs personnes même. Deux comtes de Provence se donnèrent
ainsi. Un roi d'Aragon légua son royaume (Alphonse le Batailleur, 1131-1132)
; mais le royaume n'y consentit pas.
On
peut juger du nombre prodigieux des possessions des Templiers par celui
des terres, des fermes, des forts ruinés qui, dans nos villes ou nos campagnes,
portent encore le nom du Temple. Ils possédaient, dit-on, plus de neuf
mille manoirs dans la chrétienté (31). Dans une seule province d'Espagne,
au royaume de Valence, ils avaient dix-sept places fortes. Ils achetèrent
argent comptant le royaume de Chypre, qu'ils ne purent, il est vrai, garder.
Avec
de tels privilèges, de telles richesses, de telles possessions, il était
bien difficile de rester humbles (32). Richard Coeur-de-Lion disait en
mourant : «Je laisse mon avarice aux moines de Cîteaux, ma luxure aux
moines gris, ma superbe aux Templiers.»
Au
défaut de musulmans, cette milice inquiète et indomptable guerroyait contre
les chrétiens. Ils firent la guerre au roi de Chypre et au prince d'Antioche.
Ils détrônèrent le roi de Jérusalem Henri II et le duc de Croatie. Ils
ravagèrent la Thrace et la Grèce. Tous les croisés qui revenaient de Syrie
ne parlaient que des trahisons des Templiers, de leurs liaisons avec les
infidèles (33). Ils étaient notoirement en rapport avec les Assassins
de Syrie (34) ; le peuple remarquait avec effroi l'analogie de leur costume
avec celui des sectateurs du Vieux de la Montagne. Ils avaient accueilli
le Soudan, dans leurs maisons, permis le culte mahométan, averti les infidèles
de l'arrivée de Frédéric II (35). Dans leurs rivalités furieuses contre
les Hospitaliers, ils avaient été jusqu'à lancer des flèches dans le Saint-Sépulcre
(36). On assurait qu'ils avaient tué un chef musulman, qui voulait se
faire chrétien pour ne plus leur payer tribut.
La
maison de France particulièrement croyait avoir à se plaindre des Templiers.
Ils avaient tué Robert de Brienne à Athènes. Ils avaient refusé d'aider
à la rançon de Saint-Louis (37). En dernier lieu ils s'étaient déclarés
pour la maison d'Aragon contre celle d'Anjou.
Cependant
la Terre sainte avait été définitivement perdue en 1191 [1291 corr] ,
et la croisade terminée. Les chevaliers revenaient inutiles, formidables,
odieux. Ils rapportaient au milieu de ce royaume épuisé, et sous les yeux
d'un roi famélique, un monstrueux trésor de cent cinquante mille florins
d'or, et en argent la charge de dix mulets (38). Qu'allaient-ils faire
en pleine paix de tant de forces et de richesses? Ne seraient-ils pas
tentés de se créer une souveraineté dans l'Occident, comme les chevaliers
Teutoniques l'ont fait en Prusse, les Hospitaliers dans les îles de la
Méditerranée, et les Jésuites au Paraguay (39). S'ils étaient unis aux
Hospitaliers, aucun roi du monde n'eût pu leur résister (40). Il n'était
point d'Etat où ils n'eussent des places fortes. Ils tenaient à toutes
les familles nobles. Ils n'étaient guère en tout, il est vrai, plus de
quinze mille chevaliers ; mais c'étaient des hommes aguerris, au milieu
d'un peuple qui ne l'était plus, depuis la cessation des guerres des seigneurs.
C'étaient d'admirables cavaliers, les rivaux des Mameluks, aussi intelligents,
lestes et rapides, que la pesante cavalerie féodale était lourde et inerte.
On les voyait partout orgueilleusement chevaucher sur leurs admirables
chevaux arabes, suivis chacun d'un écuyer, d'un servant d'armes, sans
compter les esclaves noirs. Ils ne pouvaient varier leurs vêtements, mais
ils avaient de précieuses armes orientales, d'un acier de fine trempe
et damasquinées richement.
Ils
sentaient bien leurs forces. Les Templiers d'Angleterre avaient osé dire
au roi Henri III : «Vous serez roi tant que vous serez juste.» Dans leur
bouche, ce mot était une menace. Tout cela donnait à penser à Philippe
le Bel.
Il
en voulait à plusieurs d'entre eux de n'avoir souscrit l'appel contre
Boniface qu'avec réserve, sub protestationibus. Ils avaient refusé d'admettre
le roi dans l'ordre. Ils l'avaient refusé, et ils l'avaient servi, double
humiliation. Il leur devait de l'argent (41) ; le Temple était une sorte
de banque, comme l'ont été souvent les temples de l'antiquité (42). Lorsque
en 1306, il trouva un asile chez eux contre le peuple soulevé, ce fut
sans doute pour lui une occasion d'admirer ces trésors de l'ordre ; les
chevaliers étaient trop confiants, trop fiers pour lui rien cacher.
La
tentation était forte pour le roi (43). Sa victoire de Mons-en-Puelle
l'avait ruiné. Déjà contraint de rendre la Guyenne, il l'avait été encore
de lâcher la Flandre flamande. Sa détresse pécuniaire était extrême, et
pourtant il lui fallut révoquer un impôt contre lequel la Normandie s'était
soulevée. Le peuple était si ému, qu'on défendit les rassemblements de
plus de cinq personnes. Le roi ne pouvait sortir de cette situation désespérée
que par quelque grande confiscation. Or, les juifs ayant été chassés,
le coup ne pouvait frapper que sur les prêtres ou sur les nobles, ou bien
sur un ordre qui appartenait aux uns ou aux autres, mais qui, par cela
même, n'appartenant exclusivement ni à ceux-ci, ni à ceux-là, ne serait
défendu par personne. Loin d'être défendus, les Templiers furent plutôt
attaqués par leurs défenseurs naturels. Les moines les poursuivirent.
Les nobles, les plus grands seigneurs de France, donnèrent par écrit leur
adhésion au procès.
Philippe
le Bel avait été élevé par un dominicain. Il avait pour confesseur un
dominicain. Longtemps ces moines avaient été amis des Templiers, au point
même qu'ils s'étaient engagés à solliciter de chaque mourant qu'ils confesseraient
un legs pour le Temple (44). Mais peu à peu les deux ordres étaient devenus
rivaux. Les dominicains avaient un ordre militaire à eux (45), les Cavalieri
gaudenti, qui ne prit pas grand essor. A cette rivalité accidentelle il
faut ajouter une cause fondamentale de haine. Les Templiers étaient nobles
; les dominicains, les Mendiants, étaient en grande partie roturiers,
quoique dans le tiers-ordre ils comptassent des laïcs illustres et même
des rois.
Dans
les Mendiants, comme dans les légistes conseillers de Philippe le Bel,
il y avait contre les nobles, les hommes d'armes, les chevaliers, un fonds
commun de malveillance, un levain de haine niveleuse. Les légistes devaient
haïr les Templiers comme moines ; les dominicains les détestaient comme
gens d'armes, comme moines mondains, qui réunissaient les profits de la
sainteté et l'orgueil de la vie militaire. L'ordre de saint Dominique,
inquisiteur dès sa naissance, pouvait se croire obligé en conscience de
perdre en ses rivaux des mécréants doublement dangereux, et par l'importation
des superstitions sarrasines, et par leurs liaisons avec les mystiques
occidentaux, qui ne voulaient plus adorer que le Saint-Esprit.
Le
coup ne fut pas imprévu, comme on l'a dit. Les Templiers eurent le temps
de le voir venir (46). Mais l'orgueil les perdit ; ils crurent toujours
qu'on n'oserait.
Le
roi hésitait en effet. Il avait d'abord essayé des moyens indirects. Par
exemple, il avait demandé à être admis dans l'ordre. S'il eût réussi,
il se serait probablement fait grand maître, comme fit Ferdinand le Catholique
pour les ordres militaires d'Espagne. Il aurait appliqué les biens du
Temple à son usage, et l'ordre eût été conservé.
Depuis
la perte de la Terre sainte, et même antérieurement, on avait fait entendre
aux Templiers qu'il serait urgent de les réunir aux Hospitaliers (47).
Réuni à un ordre plus docile, le Temple eût présenté peu de résistance
au roi.
Ils
ne voulurent point entendre à cela. Le grand maître, Jacques Molay, pauvre
chevalier de Bourgogne, mais vieux et brave soldat qui venait de s'honorer
en Orient par les derniers combats qu'y rendirent les chrétiens, répondit
que saint Louis avait, il est vrai, proposé autrefois la réunion des deux
ordres, mais que le roi d'Espagne n'y avait point consenti ; que pour
que les Hospitaliers fussent réunis aux Templiers, il faudrait qu'ils
s'amendassent fort ; que les Templiers étaient plus exclusivement fondés
pour la guerre (48). Il finissait par ces paroles hautaines : «On trouve
beaucoup de gens qui voudraient ôter aux religieux leurs biens plutôt
que de leur en donner... Mais si l'on fait cette union des deux ordres,
cette Religion sera si forte et si puissante, qu'elle pourra bien défendre
ses droits contre toute personne au monde.»
Pendant
que les Templiers résistaient si fièrement à toute concession, les mauvais
bruits allaient se fortifiant. Eux-mêmes y contribuaient. Un chevalier
disait à Raoul de Presles, l'un des hommes les plus graves du temps, «que
dans le chapitre général de l'ordre, il y avait une chose si secrète,
que si pour son malheur quelqu'un la voyait, fût-ce le roi de France,
nulle crainte de tourment n'empêcherait ceux du chapitre de le tuer, selon
leur pouvoir (49)».
Un
Templier nouvellement reçu avait protesté contre la forme de réception
devant l'offlcial de Paris (50). Un autre s'en était confessé à un cordelier,
qui lui donna pour pénitence de jeûner tous les vendredis un an durant
sans chemise. Un autre enfin, qui était de la maison du pape, «lui avait
ingénument confessé tout le mal qu'il avait reconnu en son ordre, en présence
d'un cardinal, son cousin, qui écrivit à l'instant cette déposition.»
On
faisait en même temps courir des bruits sinistres sur les prisons terribles
où les chefs de l'ordre plongeaient les membres récalcitrants. Un des
chevaliers déclara «qu'un de ses oncles était entré dans l'ordre sain
et gai, avec chiens et faucons ; au bout de trois jours, il était mort.»
Le
peuple accueillait avidement ces bruits, il trouvait les Templiers trop
riches (51) et peu généreux. Quoique le grand maître dans ses interrogatoires
vante la munificence de l'ordre, un des griefs portés contre cette opulente
corporation, c'est «que les aumônes ne s'y faisaient pas comme il convenait
(52).»
Les
choses étaient mûres. Le roi appela à Paris le grand maître et les chefs
; il les caressa, les combla, les endormit. Ils vinrent se faire prendre
au filet comme les protestants à la Saint-Barthélemy.
Il
venait d'augmenter leurs privilèges (53). Il avait prié le grand maître
d'être le parrain d'un de ses enfants. Le 12 octobre, Jacques Molay, désigné
par lui avec d'autres grands personnages, avait tenu le poêle à l'enterrement
de la belle-soeur de Philippe. Le 13, il fut arrêté avec les cent quarante
Templiers qui étaient à Paris.
Le
même jour, soixante le furent à Beaucaire, puis une foule d'autres par
toute la France.
On
s'assura de l'assentiment du peuple et de l'Université (54). Le jour même
de l'arrestation, les bourgeois furent appelés par paroisses et par confréries
au jardin du roi dans la Cité ; des moines y prêchèrent. On peut juger
de la violence de ces prédications populaires par celle de la lettre royale,
qui courut par toute la France : «Une chose amère, une chose déplorable,
une chose horrible à penser, terrible à entendre ! chose exécrable de
scélératesse, détestable d'infamie !... Un esprit, doué de raison, compatit
et se trouble dans sa compassion, en voyant une nature qui s'exile elle-même
hors des bornes de la nature, qui oublie son principe, qui méconnaît sa
dignité, qui prodigue de soi, s'assimile aux bêtes dépourvues de sens
; que dis-je ? qui dépasse la brutalité des bêtes elles-mêmes !...» On
juge de la terreur et du saisissement avec lesquels une telle lettre fut
reçue de toute âme chrétienne. C'était comme un coup de trompette du jugement
dernier.
Suivant
l'indication sommaire des accusations : reniement, trahison de la chrétienté
au profit des infidèles, initiation dégoûtante, prostitution mutuelle;
enfin, le comble de l'horreur, cracher sur la croix (55) !
Tout
cela avait été dénoncé par des Templiers. Deux chevaliers, un Gascon et
un Italien, en prison pour leurs méfaits, avaient, disait-on, révélé tous
les secrets de l'ordre.
Ce
qui frappait le plus l'imagination, c'étaient les bruits qui couraient
sur une idole qu'auraient adorée les Templiers.
Les
rapports variaient. Selon les uns, c'était une tête barbue; d'autres disaient
une tête à trois faces. Elle avait, disait-on encore, des yeux étincelants.
Selon quelques-uns, c'était un crâne d'homme. D'autres y substituaient
un chat (56).
Quoi
qu'il en fût de ces bruits, Philippe le Bel n'avait pas perdu de temps.
Le jour même de l'arrestation, il vint de sa personne s'établir au Temple
avec son trésor et son Trésor des chartes, avec une armée de gens de loi,
pour instrumenter, inventorier. Cette belle saisie l'avait fait riche
tout d'un coup.
________________________________________
(1)
Lettre de Christophe Colomb à Ferdinand et Isabelle, après son quatrième
voyage (Navarette);
(2)
Philippe le Bel emploie pendant tout son règne, comme ministres, les deux
banquiers florentins Biccio et Musciato, fils de Guido Franzesi.
(3)
Af ou gar o PloutoV outoV hrxato blepein / Apolwl upo limou...
Aristoph., Plut., v. 1174. Voyez aussi les vers 129, 133, 1152 et 1168-9.
(4)
Chacune des grandes révolutions du monde est aussi l'époque des grandes
apparitions de l'or. Les Phocéens le font sortir de Delphes, Alexandre
de Persépolis ; Rome le tire des mains du dernier successeur d'Alexandre
; Cortès l'enlève de l'Amérique. Chacun de ces moments est marqué par
un changement subit, non seulement dans les prix des denrées, mais aussi
dans les idées et dans les moeurs.
(5)
Le dernier but de l'alchimie n'était pas tant de trouver l'or que d'obtenir
l'or pur, l'or potable, le breuvage d'immortalité. On racontait la merveilleuse
histoire d'un bouvier de Sicile du temps du roi Guillaume, qui, ayant
trouvé dans la terre un flacon d'or, but la liqueur qu'il renfermait et
revint à la jeunesse. (Roger Bacon. Opus majus).
(6)
Quelques-uns se vantèrent de n'avoir point soufflé pour rien. Raymond
Lulle, dans leurs traditions, passe en Angleterre, et, pour encourager
le roi à la croisade, lui fabrique dans la Tour de Londres pour six millions
d'or. On en fit des Nobles à la rose, qu'on appelle encore aujourd'hui
Nobles de Raymond. Il est dit dans l'Ultimum Testamentum, mis sous son
nom, qu'en une fois il convertit en or cinquante milliers pesant de mercure,
de plomb et d'étain. - Le pape Jean XXII, à qui Pagi attribue un traité
sur L'art transmutatoire, y disait qu'il avait transmuté à Avignon deux
cents lingots pesant chacun un quintal, c'est-à-dire vingt mille livres
d'or. Etait-ce une manière de rendre compte des énormes richesses entassées
dans ses caves ? - Au reste, ils étaient forcés de convenir entre eux
que cet or qu'ils obtenaient par quintaux n'avait de l'or que la couleur.
(7)
Dans l'usure, les juifs, dit-on, ne faisaient qu'imiter les Lombards,
leurs prédécesseurs (Muratori).
(8)
A Toulouse, on les souffletait trois fois par an, pour les punir d'avoir
autrefois livré la ville aux Sarrasins ; sous Charles le Chauve, ils réclamèrent
inutilement. - A Béziers, on les chassait à coups de pierres pendant toute
la Semaine sainte. Ils s'en rachetèrent en 1160. - Ils commencèrent sous
le règne de Philippe Auguste à porter la rouelle jaune, et le concile
de Latran en fit une loi à tous les Juifs de la chrétienté (canon 68).
(9)
Souvent ils firent l'objet de traités entre les seigneurs. Dans l'ordonnance
de 1230, il est dit : «que personne dans notre royaume ne retienne le
juif d'un autre seigneur ; partout où quelqu'un retrouvera son juif, il
pourra le reprendre comme son esclave (tanquam proprium servum), quelque
long séjour qu'il ait fait sur les terres d'un autre seigneur.» On voit
en effet dans les Etablissements que les meubles des juifs appartenaient
aux barons. Peu à peu le juif passa au roi, comme la monnaie et les autres
droits fiscaux.
(10)
Patiens, quia aeternus... - C'est l'usage que les juifs se tiennent sur
le passage de chaque nouveau pape, et lui présentent leur loi. Est-ce
un hommage ou un reproche de la vieille loi à la nouvelle, de la mère
à la fille ?... - «Le jour de son couronnement, le pape Jean XXIII chevaucha
avec sa mitre papale de rue en rue dans la ville de Boulogne la Grasse,
faisant le signe de la croix jusques en la rue où demeuraient les Juifs,
lesquels offrirent par écrit leur loi, laquelle de sa propre main il prit
et reçut, et puis la regarda, et tantôt la jeta derrière lui, en disant
: «Votre loi est bonne, mais d'icelle la nôtre est meilleure.» Et lui
parti de là, les juifs le suivoient le cuidant atteindre, et fut toute
la couverture de son cheval déchirée ; et le pape jetoit, par toutes les
rues où il passoit, monnoie, c'est à savoir deniers qu'on appelle quatrins
et mailles de Florence ; et y avoit devant lui et derrière lui deux cents
hommes d'armes, et avoit chacun en sa main une masse de cuir dont ils
frappoient les juifs, tellement que c'étoit grand'joie à voir.» Monstrelet.
(11)
Je lisais le... octobre 1834, dans un journal anglais : «Aujourd'hui,
peu d'affaires à la bourse ; c'est jour férié pour les juifs.» - Mais
ils n'ont pas seulement la supériorité de richesses. On serait tenté de
leur en accorder une autre lorsqu'on voit que la plupart des hommes qui
font aujourd'hui le plus d'honneur à l'Allemagne sont des juifs (1837).
- J'ai parlé dans les notes de la Renaissance de tant de Juifs illustres,
nos contemporains (1860).
(12)
Shakespeare, The Merchant of Venice, acte I, sc.3 : «Let the forfeit be
nominated for an equal pound of your fair flesh, to be cut and taken,
in what part of your body pleaseath me.» Sir Thomas Mungo acquit à Calcutta,
il y a trente ans, un ms. où se trouve l'histoire originale de la livre
de chair, etc. Seulement, au lieu d'un chrétien, c'est un musulman que
le juif veut dépecer. V. Asiatic Journal. - Orig. du droit, t. IV, c.
XIII : L'atrocité de la loi des Douze Tables, déjà repoussée par les Romains
eux-mêmes, ne pouvait, à plus forte raison, prévaloir chez les nations
chrétiennes. Voyez cependant le droit norvégien. Grimm, 617. Dans les
traditions populaires, le juif stipule une livre de chair à couper sur
le corps de son débiteur, mais le juge le prévient que s'il coupe plus
ou moins, il sera lui-même mis à mort. - V. le Pecorone (écrit vers 1378),
les Gesta Romanorum dans la forme allemande. - Voir aussi mon Histoire
romaine.
(13)
J'insiste avec M. Beugnot sur ce point important : les juifs ne connurent
pas l'usure aux Xe et XIe siècles, c'est-à-dire aux époques où on leur
permit l'industrie (1860).
(14)
G. Villani, l.VIII, c. LXXX, p. 417. - L'opinion du temps est bien représentée
dans les vers burlesques cités par Walsingham :
Ecclesiae navis titubat, regni quia clavis
Errat, Rex, Papa, facti sunt una cappa.
Hoc faciunt do, des, Pilatus hic, alter Herodes.
Walsingh., p. 456, ann. 1306.
(15)
Ces mots sont synonymes dans la langue de ce temps.
(16)
Contin. Gr. de Nangis.
(17)
Baluze, Acta vet. ad Pap. Av., p. 75-6... «Quadam praeparatoria sumere,
et postmodum purgationem accipere, quae secundum praedictorum physicorum
judicium, auctore Domino, valde utilis nobis erit.»
(18)
La Coulture du Temple, contiguë à celle de Saint-Gervais, comprenait presque
tout le domaine des Templiers, qui s'étendait le long de la rue du Temple,
depuis la rue Sainte-Croix ou les environs de la rue de la Verrerie jusqu'au
delà des murs, des fossés et de la porte du Temple. (Sauval).
(19)
«Sicut mater infantem.» Lettre de Jacques Molay.
(20)
Voyez plus loin les motifs qui nous ont décidé à regarder ce point comme
hors de doute. - Le XIVe siècle ne voyait probablement qu'une singularité
suspecte dans la fidélité des Templiers aux anciennes traditions symboliques
de l'Eglise, par exemple dans leur prédilection pour le nombre trois.
On interrogeait trois fois le récipiendaire avant de l'introduire dans
le chapitre. Il demandait par trois fois le pain et l'eau, et la société
de l'ordre. Il faisait trois voeux. Les chevaliers observaient trois grands
jeûnes. Ils communiaient trois fois l'an. L'aumône se faisait dans toutes
les maisons de l'ordre trois fois la semaine. Chacun des chevaliers devait
avoir trois chevaux. On leur disait la messe trois fois la semaine. Ils
mangeaient de la viande trois jours de la semaine seulement. Dans les
jours d'abstinence, on pouvait leur servir trois mets différents. Ils
adoraient la croix solennellement à trois époques de l'année. Ils juraient
de ne pas fuir en présence de trois ennemis. On flagellait par trois fois
en plein chapitre ceux qui avaient mérité cette correction, etc., etc.
Même remarque pour les accusations dont ils furent l'objet. On leur reprocha
de renier trois fois, de cracher trois fois sur la croix. «Ter abnegabant,
et horribili crudelitate ter in faciem spuebant ejus.» Circul. de Philippe
le Bel, du 14 septembre 1307. «Et li fait renier par trois fois le prophète
et par trois fois crachier sur la croix.» Instruct. de l'inquisiteur Guillaume
de Paris. Rayn., p. 4.
(21)
Dans quelques monuments anglais, l'ordre du Temple est appelé Militia
Templi Salomonis. (Ms. Biblioth. Cottontana et Bodleianae.) Ils sont aussi
nommés Fratres militia Salomonis, dans une charte de 1197. Ducange. Rayn.,
p. 2.
(22)
Il est possible que les Templiers qui échappèrent se soient fondus dans
des sociétés secrètes. En Ecosse, ils disparaissent tous, excepté deux.
Or, on a remarqué que les plus secrets mystères de la franc-maçonnerie
sont réputés émanés d'Ecosse, et que les hauts grades y sont nommés Ecossais.
V. Grouvelle et les écrivains qu'il a suivis, Munter, Moldenhawer, Nicolaï,
etc.
(23)
Voyez Hammer, Mémoire sur deux coffrets gnostiques, p. 7. V. aussi le
mémoire du même dans les Mines d'Orient, et la réponse de M. Raynouard.
(Michaud, Hist. des croisades, éd. 1828, t. V. p. 872.)
(24)
Voyez mon Histoire de France, t. III, chapitre VIII.
(25)
Sans parler de notre dicton populaire «Boire comme un Templier», les Anglais
en avaient un autre : «Dum erat juvenis saecularis, omnes pueri clamabant
publice et vulgariter unus ad alterum : Custodiatis vobis ab osculo Templariorum».
Conc. Britann.
(26)
La règle austère que l'ordre reçut à son origine semble à sa chute un
acte d'accusation terrible : «Domus hospitis non careat lumine, ne tenebrosus
hostis... Vestiti autem camisiis dormiant, et cum femoralibus dormiant.
Dormientibus itaque fratribus usque mane nunquam deerit lucerna...» Actes
du concile de Troyes, 1128. Ap. Dup. Templ. 92-102.
(27)
Voyez cependant Processus contra Templarios, ms. de la Biblioth. royale.
Ce qu'on y lit dans les Articles de l'interrogatoire sur leurs relations
avec les femmes (Item, les maîtres fesoient frères et suers du Temple...
Proc. ms. folio 10-11) doit s'entendre des affiliés de l'ordre ; il y
en avait des deux sexes (V. Dup. 99, 102), mais il ne me souvient pas
d'avoir lu aucun aveu sur ce point, même dans les dépositions les plus
contraires à l'ordre. Ils avouent plutôt une autre infamie bien plus honteuse
(1837). - Depuis j'ai publié les deux premiers volumes des pièces du procès
des Templiers, avec une introduction, 1841-1831. J'y renvoie le lecteur
(1860).
(28)
«La manere de tenir chapitre et d'assoudre. Après chapitre dira le mestre
ou cely que tendra le chapitre : Beaux seigneurs frères, le pardon de
nostre chapitre est tiels, que cil qui ostast les almones de la meson
à toute male resoun, ou tenist aucune chose en noun de propre, ne prendreit
u tens ou pardon de nostre chapitre. Mes toutes les choses qe vous lessez
à dire pour hounte de la char, ou poor de la justice de la mesoun, qe
lein ne la prenge requer Dieu pour la requestre de la sue douce Mère le
vous pardoint.» Conciles d'Angleterre, édit. 1737, t. II, p. 383.
(29)
Les dépositions les plus sales, et qui paraîtraient avec le plus de vraisemblance
dictées par la question, sont celles des témoins anglais, qui pourtant
n'y furent pas soumis. «Post redditas gratias capellanus ordinis Templi
increpavit fratres, dicens : «Diabolus comburet vos» vel similia verba...
Et vidit braccias unius fratrum Templi et ipsum tenentem faciem versus
occidentem et posteriora versus altare...» 359, «Ostendebatur imago crucifixi
et dicebatur ei, quod sicut antea honoraverat ipsum sic modo vituperaret,
et conspueret in eum : quod et fecit. Item dictum fuit ei quod, depositis
bracciis, verteret dorsum ad crucifixum : quod lacrymando fecit..» Ibidem,
369.
(30)
V. entre autres le tome XII de cette histoire, ch. XVI, XIX, XX, et le
tome XIII, ch. IX.
(31)
«Habent Templarii in christianitate novem millia maneriorum...» Math.
Paris, p. 417. Plus tard la chronique de Flandre leur attribue 10,300
manoirs. Dans la sénéchaussée de Beaucaire, l'ordre avait acheté en quarante
ans pour 10,000 livres de rentes. - Le seul prieuré de Saint-Gilles avait
54 commanderies, Grouvelle, p. 196.
(32)
Dans leurs anciens statuts on lit : «Regula pauperum commilitonum templi
Salomonis.»
(33)
«Et Acre une cité trahirent-ils par leur grand mesprison», Chron. de S.
Denys.
(34)
Voyez Hammer.
(35)
Dupuy.
(36)
En 1259, l'animosité fut poussée à un tel excès, qu'ils se livrèrent une
bataille dans laquelle les Templiers furent taillés en pièces. Les historiens
disent qu'il n'en échappa qu'un seul.
(37)
Joinville, p. 81, ap. Dup., Pr., p. 163-164. - Lorsqu'on effectuait le
payement de la rançon, il manquait 30,000 livres. Joinville pria les Templiers
de les prêter au roi. Ils refusèrent et dirent : «Vous savez que nous
recevons les commandes en tel manière que par nos serements nous ne les
poons délivrer, mes que à ceulz qui les nous baillent». «Cependant ils
dirent qu'on pouvait leur prendre cet argent de force, que l'ordre avait
dans la ville d'Acre de quoi se dédommager. Joinville se rendit alors
sur leur «mestre galie», et, descendu dans la cale, demanda les clefs
d'un coffre qu'il voyait devant lui. On les lui refusa, il prit une cognée,
la leva et menaça de faire la clef le roy. Alors le maréchal du Temple
le prit à témoin qu'il lui faisait violence, et lui donna la clef.» Joinville,
p. 81, éd. 1761.
(38)
Arch. du Vatican, Rayn.
(39)
Ces ordres également puissants furent également attaqués. Les évêques
livoniens portèrent contre les chevaliers Teutoniques des accusations
non moins graves. De Jean XXII à Innocent VI, les Hospitaliers eurent
à soutenir les mêmes attaques. Les Jésuites y succombèrent.
(40)
En Castille, les Templiers, les Hospitaliers et les chevaliers de Saint-Jacques
avaient un traité de garantie contre le roi même.
(41)
«Is magistrum ordinis exosum habuit, propter importunam pecuniae exactionem,
quam, in nuptiis filiae suae Isabellae, ei mutua dederat.» Thomas de la
Moor, in Vita Eduardi, apud Baluze, Pap. Aven., notae, p. 189. - Le Temple
avait, à diverses époques, servi de dépôt aux trésors du roi. Philippe-Auguste
(1190) ordonne que tous ses revenus, pendant son voyage d'outre-mer, soient
portés au Temple et enfermés dans des coffres, dont ses agents auront
une clef et les Templiers une autre. Philippe le Hardi ordonne qu'on y
dépose les épargnes publiques. - Le trésorier des Templiers s'intitulait
Trésorier du Temple et du Roi, et même Trésorier du Roi au Temple. Sauvai,
II, 37.
(42)
Mitford.
(43)
V. dans Dupuy un pamphlet que Philippe le Bel se fit probablement adresser
: «Opinio cujusdam prudentis regi Philippo, ut regnum Hieros, et Cypri
acquireret pro altero filiorum suorum, ac de invasione regni Aegypti et
de dispositione bonorum ordinis Templariorum.» - V. aussi Walsingham.
- L'idée d'appliquer leurs biens au service de la Terre sainte aurait
été de Raymond Lulle, Baluz. Pap. Aven.
(44)
Statuts du chapitre général des dominicains en 1243.
(45)
Voyez l'histoire de cet ordre, par le dominicain Federici, 1787. Ils profitèrent
pourtant des biens du Temple ; plusieurs Templiers passèrent dans leur
ordre.
(46)
Ils avaient de sombres pressentiments. Un Templier anglais rencontrant
un chevalier nouvellement reçu : «Esne frater noster receptus in ordine
? Gui respondens, ita. Et ille : Si sederes super campanile Sancti Pauli
Londini, non posses videre majora infortunia quam tibi contingent antequam
moriaris.» Concil. Brit.
(47)
Le concile de Saltzbourg, tenu en 1272, et plusieurs autres assemblées
ecclésiastiques, avaient proposé cette réunion.
(48)
«Si unio fleret, multum oporteret quod Templarii lararentur, vel Hospitalarii
restringerentur in pluribus. Et ex, hoc possent animarum pericula provenire...
Religio hospitalariorum super hospitalitate fundata est. Templarii vero
super militia proprie sunt fundati.» Dupuy, Pr., p. 180.
(49)
Dupuy. Un autre disait : «Esto quod esses pater meus et posses fleri summus
magister totius ordinis, nollem quod intrares, quia habemus tres articulos
inter nos in ordine nostro quos nunquam aliquis sciet nisi Deus et diabolus,
et nos, fratres illius ordinis» (51 test., p. 361). - V. les histoires
qui couraient sur des gens qui auraient été tués pour avoir vu les cérémonies
secrètes du Temple. Concil. Brit., II, 361.
(50)
C'est le premier des cent quarante déposants. Dupuy a tronqué le passage.
V. le ms. aux archives du royaume. K. 413.
(51)
«Tosjors achetaient sans vendre.../Tant va pot à eau qu'il brise». Chron.
en vers, citée par Rayn.
(52)
En Ecosse, on leur reprochait, outre leur cupidité, de n'être pas hospitaliers.
«Item dixerunt quod pauperes ad hospitalitatem libenter non recipiebant,
sed, timoris causa, divites et potentes solos ; et quod multum erant cupidi
aliena bona per fas et nefas pro suo ordine adquirere.» Concil. Brit.,
40e témoin d'Ecosse, p. 382.
(53)
Il est curieux de voir par quelle prodigalité d'éloges et de faveurs il
les attirait dans son royaume dès 1304 : «Philippus, Dei gratia Francorum
Rex, opera misericordiae, magnifica plenitudo quae in sancta domo militiae
Templi, divinitus instituta, longe lateque per orbem terrarum exercentur...
merito nos inducunt ut dictas domui Templi et fratribus ejusdem in regno
nostro ubilibet constitutis, quos sincere diligimus et prosequi favore
cupimus speciali, regiam liberalitatis dextram extendimus.» Rayn., p.
44.
(54)
Le roi s'étudia toujours à lui faire partager l'examen et aussi la responsabilité
de cette affaire. Nogaret lut l'acte d'accusation devant la première assemblée
de l'Université, tenue dès le lendemain de l'arrestation. Une autre assemblée
de tous les maîtres et de tous les écoliers de chaque faculté fut tenue
au Temple : on y interrogea le grand maître et quelques autres. Ils le
furent encore dans une seconde assemblée.
(55)
Voyez les nombreux articles de l'acte d'accusation (Dup.). Il est curieux
de le comparer à une autre pièce du même genre, à la bulle du pape Grégoire
IX aux électeurs d'Hildesheim, Lubeck, etc., contre les Stadhinghiens
(Rayn., ann. 1234, XIII, p. 446-7). C'est avec plus d'ensemble l'accusation
contre les Templiers. Cette conformité prouverait-elle, comme le veut
M. de Hammer, l'affiliation des Templiers à ces sectaires ?
(56)
Selon les plus nombreux témoignages, c'était une tête effrayante à la
longue barbe blanche, aux yeux étincelants (Rayn., p. 261) qu'on les accusait
d'adorer. Dans les instructions que Guillaume de Paris envoyait aux provinces,
il ordonnait de les interroger sur «une ydole qui est en forme d'une teste
d'homme à grant barbe.» Et l'acte d'accusation que publia la cour de Rome
portait, art. 16 : «Que dans toutes les provinces ils avaient des idoles,
c'est-à-dire des têtes dont quelques-unes avaient trois faces et d'autres
une seule et qu'il s'en trouvait qui avaient un crâne d'homme.» Art. 47
et suivants : «Que dans les assemblées et surtout dans les grands chapitres,
ils adoraient l'idole comme un Dieu, comme leur sauveur, disant que cette
tête pouvait les sauver, qu'elle accordait à l'ordre toutes les richesses
et qu'elle faisait fleurir les arbres et germer les plantes de la terre.»
Rayn. p. 287. Les nombreuses dépositions des Templiers en France, en Italie,
plusieurs témoignages indirects en Angleterre, répondirent à ce chef d'accusation
et ajoutèrent quelques circonstances. On adorait cette tête comme celle
d'un Sauveur, «quoddam caput cum barba, quod adorant et vocant Salvatorem
suum.» (Rayn., p. 288.) Deodat Jaffet, reçu à Pedenat, dépose que celui
qui le recevait lui montra une tête ou idole qui lui parut avoir trois
faces, en lui disant : Tu dois l'adorer comme ton Sauveur et le Sauveur
de l'ordre du Temple, et que lui témoin adora l'idole disant : «Béni soit
celui qui sauvera mon âme.» (p. 247 et 293.) Gettus Ragonis, reçu à Rome
dans une chambre du palais de Latran, dépose qu'on lui dit en lui montrant
l'idole : Recommande-toi à elle, et prie-la qu'elle te donne la santé
(p. 295). Selon le premier témoin de Florence, les frères lui disaient
les paroles chrétiennes : «Deus, adjuva me.» Et il ajoutait que cette
adoration était un rite observé dans tout l'ordre (p. 294). Et en effet
en Angleterre un frère mineur dépose avoir appris d'un Templier anglais
qu'il y existait quatre principales idoles, une dans la sacristie du temple
de Londres, une à Bristelham, la troisième apud Brueriam et la quatrième
au delà de l'Humber (p. 297). Le second témoin de Florence ajoute une
circonstance nouvelle ; il déclare que dans un chapitre un frère dit aux
autres : «Adorez cette tête... Istud caput vester Deus est, et vester
Mahumet» (p. 295). Gauserand de Montpesant dit qu'elle était faite in
figuram Baffometi, et Raymond Rubei déposant qu'on lui avait montré une
tête de bois où était peinte figura Baphometi, ajoute : «Et illam adoravit
obsculando sibi pedes, dicens yalla, verbum Saracenorum.»
M. Raynouard (p. 301) regarde le mot Baphomet, dans ces deux dépositions,
comme une altération du mot Mahomet donné par le premier témoin ; il y
voit une tendance des inquisiteurs à confirmer ces accusations de bonne
intelligence avec les Sarrasins, si répandues contre les Templiers. Alors
il faudrait admettre que toutes ces dépositions sont complètement fausses
et arrachées par les tortures, car rien de plus absurde sans doute que
de faire les Templiers plus mahométans que les mahométans, qui n'adorent
point Mahomet. Mais ces témoignages sont trop nombreux, trop unanimes
et trop divers à la fois (Rayn., p. 232, 337 et 286-302). D'ailleurs ils
sont loin d'être accablants pour l'ordre. Tout ce que les Templiers disent
de plus grave, c'est qu'ils ont eu peur, c'est qu'ils ont cru y voir une
tête de diable, de mauffe (p. 290), c'est qu'ils ont vu le diable lui-même
dans ces cérémonies, sous la figure d'un chat ou d'une femme (p. 293-294).
Sans vouloir faire des Templiers en tout point un secte de gnostiques,
j'aimerais mieux voir ici avec M. de Hammer une influence de ces doctrines
orientales. Baphomet, en grec (selon une étymologie, il est vrai, assez
douteuse), c'est le dieu qui baptise l'esprit, celui dont il est écrit
: Ipse vos baptizavit in Spiritu Sancto et igni (Math., 3, 11), etc. C'était
pour les gnostiques le Paraclet descendu sur les apôtres en forme de langues
de feu. Le baptême gnostique était en effet un baptême de feu. Peut-être
faut-il voir une allusion à quelque cérémonie de ce genre dans ces bruits
qui couraient dans le peuple contre les Templiers «qu'un enfant nouveau
engendré d'un Templier et une pucelle estoit cuit et rosty au feu, et
toute la graisse ostée et de celle estoit sacrée et ointe leur idole»
(Chron. de Saint-Denis, p. 28). Cette prétendue idole ne serait-elle pas
une représentation du Paraclet dont la fête (la Pentecôte) était la plus
grande solennité du Temple ? Ces têtes, dont une devait se trouver dans
chaque chapitre, ne furent point retrouvées, il est vrai, sauf une seule,
mais elle portait l'inscription LIII. La publicité et l'importance qu'on
donnait à ce chef d'accusation décidèrent sans doute les Templiers à en
faire au plus tôt disparaître la preuve. Quant à la tête saisie au chapitre
de Paris, ils la firent passer pour un reliquaire, la tête de l'une des
onze mille vierges (Rayn. p. 299). - Elle avait une grande barbe d'argent.
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