Salomon
Reinach
La tete magique des Templiers
Revue de l’histoire des religions (1911)
Salomon Reinach, « La tete magique des Templiers »,
Cultes, Mythes et religions, Editions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.
La
tete magique des Templiers
[1]
On trouve encore, dans quelques catalogues de musees, la description de
sculptures, reliefs sur pierre ou petit bronzes, qui sont qualifies de
baphomets ou de baphometiques [2]. Ces termes singuliers remontent au
proces des Templiers, soupconnes d’avoir une mysterieuse idole dite Baphomet.
Il n’est plus douteux que Baphomet soit une simple alteration de Mahomet
[3] : l’accusation cherchait, en effet, a etablir que les Templiers etaient
convertis a l’islamisme et qu’apres avoir renie le dieu des chretiens,
dans leurs ceremonies secretes, ils rendaient hommage au prophete des
musulmans. Personne ne consentirait plus a discuter l’etrange hypothese
de M. de Hammer, qui voulait reconnaitre dans Baphomet les deux mots grecs
Baphe et Metis et interpretait le pretendu compose par « le bapteme de
l’intelligence ». La veritable explication, qui saute aux yeux, avait
deja ete donnee par Sylvestre de Sacy (1810) et par Raynouard (1813).
Ce dernier historien refusait, malgre tous les aveux arraches aux membres
de l’ordre soit par la torture, soit par la menace de la torture, d’admettre
l’existence de l’idole des Templiers et de ses copies ou congeneres. Pourtant,
en 1872 encore, le savant bibliothecaire d’Orleans, Loiseleur, croyait
fermement non seulement a un Baphomet, mais a plusieurs idoles de ce nom
[4]. Dans l’intervalle entre le travail de Raynouard et celui de I.oiseleur,
les monuments qualifies de baphometiques s’etaient multiplies dans les
collections. La critique moderne n’en a rien laisse subsister. Alors que
Montaiglon, en 1881, parlait encore de figures baphometiques [5], j’ai
montre, en 1886, qu’un objet ainsi designe au Cabinet des medailles etait,
en realite, un moule asiatique en serpentine [6], probablement hittite
; M. de Villefosse, en 1900, a denonce comme des faux recents, probablement
du debut du XIXe siecle, toute une serie de petits bronzes dits baphometiques,
dont l’un, conserve au musee du Louvre, semble porter la date 1156, correspondant
a l’epoque la plus florissante de l’ordre [7] ; enfin, il y a peu d’annees,
j’ai repris, dans la Revue africaine, l’examen des reliefs en pierre du
musee de Vienne et de l’ancienne collection du duc de Blacas, aujourd’hui
au Musee britannique, pour montrer sur quels indices fragiles reposait
l’attribution aux Templiers de ces objets depourvus de style, dont l’authenticite
eveille d’ailleurs de graves soupcons [8].
Privee du soutien qu’elle croyait deriver de certains monuments figures,
la croyance au Baphomet parait generalement abandonnee aujourd’hui ; du
moins le dernier historien du proces des Templiers, M. Finke, a-t-il pu
ecrire (p. 327) : « Il y a longtemps qu’on ne cherche plus la mysterieuse
idole du Baphomet. [9] » C’est sans doute pour cette raison que M. Finke
ne s’est pas arrete aux temoignages qui concernent cet objet et les objets
similaires. Toutefois, il ne suffit pas de dire qu’une chose n’a pas existe
; il semble necessaire aussi de chercher comment elle a ete concue et
quelles idees preexistantes ont contribue a la formation d’un fantome
qui, apres avoir ete exploite contre l’orthodoxie des Templiers, a tourne
la tete de Plus d’un archeologue.
I
Avant meme le commencement de la procedure, c’est-a-dire l’arrestation
des Templiers francais par ordre de Philippe le Bel (octobre 1307), le
denonciateur et calomniateur de l’ordre, le Biterrois Esquin de Floyrans
[10], avait accuse les Templiers aupres du roi Jayme Il d’Aragon, puis
aupres du roi de France, d’adorer une idole. Ce crime est un de ceux qui
furent specifies des le debut et sur lequel les commissaires royaux durent
interroger les chevaliers [11]. Mais dans le proces-verbal de leur enquete,
que nous possedons, ce grief passe tout a fait au second plan : les Templiers,
Jacques de Molay en tete, confesserent avoir renonce au Christ et crache
sur la croix [12] ; mais ne dirent rien de leur pretendue idole. C’est
seulement plus tard [13] que les temoignages se multiplient a ce sujet,
temoignages d’ailleurs contradictoires et meme inconciliables, comme le
remarque deja Raynouard, puisque l’idole est, suivant les uns, une statue,
suivant d’autres une tete, suivant d’autres encore, un ensemble de plusieurs
tetes ou meme une peinture sur bois [14]. Loiseleur, qui a etudie ces
depositions et en a publie de nouvelles - celles que recueillirent les
inquisiteurs de Florence - a essaye d’en faire la moyenne pour arriver
a se former une opinion. « L’objet du culte des Templiers, ecrit-il [15],
etait tantot une idole ayant une seule tete, laquelle etait barbue, tantot
une autre idole ayant deux et meme trois tetes [16]. » Du corps de l’idole
il ne dit rien, car la plupart des temoignages mentionnent seulement la
tete. Le troisieme temoin (entendu a Florence) declare que « le precepteur
de la maison de Sainte-Sophie de Pise avait une tete semblable a l’idole
de Bologne, tete qui etait sa propriete particuliere et qu’il adorait
[17]. » Ainsi il y avait des tetes-idoles qu’on montrait dans les chapitres
et d’autres qui servaient seulement a des rites prives. « L’idole adoree
par les Templiers, ecrit encore M. Loiseleur, parait, comme celle des
Druses et des Nosairis, etre l’embleme du mauvais principe ; mais elle
en differe profondement quant a la forme, puisque c’est une tete humaine
ayant un ou deux visages, tandis que chez les Druses au moins l’idole
offre la figure d’un veau, symbole des cultes ennemis de la religion unitaire
[18]. » Loiseleur alleguait encore, entre autres temoignages, celui d’un
temoin de Florence, suivant lequel la tete etait placee dans la salle
du chapitre et recevait les hommages de deux cents freres prosternes [19]
; en montrant l’idole pour la premiere fois a l’un des inities, le precepteur
lui avait dit : Ecce deus vester et vester Magumet [20]. Mais c’etait
peu d’adorer cette tete ; il fallait tirer parti de ses vertus magiques.
Je cite encore Loiseleur : « Pierre de Bonnefond apprit des temoins de
sa reception que la cordelette dont il etait ceint avait touche, dans
les pays d’outre-mer, une certaine tete (c’est la tete par excellence,
conservee en Orient, dont les autres seraient des copies [21]). Les quatre
premiers temoins de Florence declarerent avoir assiste a la ceremonie
de la consecration de la cordelette et de sa distribution tant a eux-memes
qu’a plusieurs freres presents. Une fois consacrees par leur contact avec
l’idole, les cordelettes etaient conservees dans des coffrets pour en
etre extraites au fur et a mesure des receptions. Ces coffrets voyageaient
avec les Templiers et servaient ainsi a serrer les idoles (voila l’origine
des pretendus coffrets baphometiques du duc de Blacas). Gaucerand de Montpesat
depose qu’il lui fut baille une ceinture que son initiateur tira de la
caisse ou etait la figure de Baphomet et qu’il lui commanda de garder
cette ceinture et de la porter perpetuellement [22]. »
Disons, en passant, que la mention de cette cordelette, rappelant le fil
de lin que portaient les cathares albigeois, est une des causes de la
profonde erreur ou Loiseleur est tombe. Il voyait la une analogie frappante
entre les Templiers et les heretiques du midi de la France et se confirmait
dans cette illusion par un autre temoignage, portant que l’idole avait
le pouvoir de faire fleurir les arbres et de faire germer la terre. «
Ces termes, remarque-t-il, ne sont pas seulement ceux de l’accusation
; ce sont les expressions memes dont se sert le frere Bernard de Parme,
le second des temoins entendus a Florence. Or, ces termes sont exactement
ceux employes par l’inquisition de Toulouse pour designer le dieu mauvais
des Cathares albigeois ; nouveau trait de lumiere au milieu de ces tenebres.
» Trait de lumiere, en effet, mais pas dans le sens de la these de Loiseleur.
On concoit assez que les accusateurs du Temple, en possession des manuels
qui avaient servi contre les albigeois, aient attribue aux chevaliers
certaines erreurs albigeoises et aient cherche a en obtenir l’aveu [23].
Il fallait bien suggerer aux chevaliers des reponses, puisqu’on les faisait
parler, de gre ou de force, de choses inexistantes. Ceux qui osaient dire,
malgre les termes precis de l’acte d’accusation, qu’ils ne savaient rien
de l’idole, risquaient d’etre traites sans menagements : temoin ce Gerard
de Pasage, du diocese de Metz, qui, pour avoir fait une pareille reponse,
fut cruellement torture sur l’ordre du bailli de Macon, par la suspension
de poids a ses testicules [24].
L’historien danois Munter a autrefois emis l’hypothese que les pretendues
tetes adorees par les Templiers etaient de simples chefs reliquaires,
comme on en trouve encore dans beaucoup de musees et de tresors d’eglises.
A l’appui de cette opinion, on allegua qu’une perquisition, faite au Temple
de Paris en 1310, fit decouvrir, en effet, une tete en metal contenant
des reliques, qui fut presentee a la commission pontificale. Cette tete
portait le numero LVIII en chiffres romains ; on a suppose qu’il y en
avait, par suite, beaucoup d’autres, que les Templiers eurent le temps
de mettre a l’abri [25]. A quoi l’on peut objecter - et l’objection parait
sans replique - que si la fameuse tete des Templiers avait ete un chef
reliquaire, il eut ete trop facile aux accuses de le declarer sans ambages
et de faire tomber ainsi l’accusation d’idolatrie. Or, a une seule exception
pres, aucun des temoins interroges n’a dit que la tete fut un reliquaire
; ils ont dit des choses extravagantes, parce qu’ils ne savaient pas sur
quoi on les interrogeait et qu’ils devaient bien, sous peine d’etre tortures,
inventer ou repeter quelque chose.
L’idee que les Templiers avaient une idole devait se presenter naturellement
a leurs ennemis. Du fait meme qu’on les soupconnait vehementement d’heresie,
ils devaient etre idolatres ; on sait que le mot idolatre figura sur l’ecriteau
de Jeanne d’Arc, bien qu’on ne l’ait jamais accusee ouvertement d’offrir
un culte a une image. Cette idole des Templiers idolatres devait etre
un Mahomet ou un Baphomet, puisqu’on voulait que ces soldats du Christ
eussent passe au camp ennemi de l’islamisme. Mais pourquoi une tete ?
Pourquoi une tete douee de pouvoirs magiques ? On peut, je crois, tenter
de repondre a ces questions, que Loiseleur, dans sa foi naive a la veracite
des aveux, n’avait pas la meme raison que nous de se poser.
II
Rappelons d’abord les termes precis d’un article de la premiere enquete
(articulo super quibus inquiretur contra ordinem Templi) :
Que les chevaliers, dans les diverses provinces, avaient des idoles, a
savoir des tetes, dont quelques-unes a trois faces et d’autres a une seule
; d’autres possedaient un crane humain. Ces idoles ou celte idole etaient
adorees... Les chevaliers disaient que cette tete pouvait les sauver,
les rendre riches, qu’elle fait fleurir les arbres, qu’elle fait germer
les moissons ; les chevaliers ceignaient ou touchaient avec des cordelettes
une certaine tete de ces idoles et ensuite ils se ceignaient avec celle
cordelette, soit au-dessus de la chemise, soit sur la peau [26].
Voici maintenant la deposition faite en presence de deux eveques par le
notaire public, apostolica et imperiali auctoritate, Antonio Sicci (Antonius
Sycus) de Verceil [27]. Notaire des Templiers en Syrie pendant quarante
ans, il avait deja ete interroge, au cours de l’instruction, par les inquisiteurs
parisiens.
Au sujet de l’article faisant mention de la tete, j’ai plusieurs fois
entendu raconter ce qui suit dans la ville de Sidon. Un certain noble
de cette ville aurait aime une certaine femme noble d’Armenie ; il ne
la connut jamais de son vivant, mais, quand elle fut morte, il la viola
secretement dans sa tombe, la nuit meme du jour ou elle avait ete enterree.
L’acte accompli, il entendit une voix qui lui disait : « Reviens quand
le temps de l’enfantement sera venu, car tu trouveras alors une tete,
fille de tes oeuvres. » Le temps accompli, le chevalier susdit (praedictus
miles) revint au tombeau et trouva une tete humaine entre les jambes de
la femme ensevelie. La voix se fit entendre de nouveau et lui dit : «
Garde bien cette tete, parce que tous les biens te viendront d’elle. »
A l’epoque ou j’ai entendu cela, le precepteur de ce lieu (Sidon), etait
frere Mathieu dit le Sarmage, natif de Picardie. Il etait devenu le frere
du Soudan a Babylone qui regnait alors, parce que l’un avait bu du sang
de l’autre, ce qui faisait qu’on les regardait comme des freres. Le precepteur
des chevaliers etait un certain frere Philippe ; le gonfalonier etait
un maitre des servants qui s’appelait frere Simon Picard [28].
Avec ce curieux temoignage, nous sommes en plein folklore : le viol d’une
morte aimee, ou necrophilie ; la fecondite de cette monstrueuse union
; la puissance magique de la tete separee du tronc. Cette deposition emut
vivement les inquisiteurs ; ils la firent ecrire par Antonio lui-meme
et interrogerent ensuite a ce sujet plusieurs des temoins qui avaient
reside en Syrie. L’un deux, frere Jean Senandi, un servant, dit avoir
vecu cinq ans a Sidon ; il n’avait rien appris au sujet de la tete, mais
il savait que la ville de Sidon avait ete achetee par les Templiers et
que Julien, un des seigneurs de cette ville, etait entre dans l’ordre
[29]. Plus tard, ayant apostasie, il tomba dans la misere ; Senandi avait
entendu dire, mais ne se souvenait pas par qui, qu’un des ancetres de
Julien avait aime une fille de ce pays et avait cohabite avec elle apres
qu’elle fut morte. Un temoignage beaucoup plus complet et plus fantastique
que celui de Sicci lui-meme fut apporte aux inquisiteurs par Hugues de
Faure, chevalier, reconcilie par l’eveque de Limoges [30]. Il declara
qu’apres la chute d’Acre il se trouvait a Chypre ; la il entendit conter
par un chevalier, bailli de la ville de Limassol, qu’un noble avait aime
une jeune fille de Maraclee en Tripoli. Ne Pouvant la posseder vivante,
il la fit exhumer apres sa mort, eut commerce avec elle et lui coupa ensuite
la tete. Une voix l’avertit de conserver avec soin cette tete, qui avait
le pouvoir d’aneantir et de dissiper tout ce qu’elle regardait. Il la
couvrit et la deposa dans un coffret. Peu apres, en lutte avec les Grecs
qui residaient a Chypre et dans les lieux voisins, il se servit de cette
tete contre les villes et les camps des Grecs ; il lui suffisait de la
montrer pour aneantir ses ennemis. Un jour qu’il naviguait vers Constantinople,
avec le projet de detruire cette ville, sa vieille nourrice vola la clef
du coffret pour voir ce qu’il contenait et en retira la tete : aussitot
une tempete terrible eclata et le navire fut submerge ; seuls quelques
matelots purent se sauver et raconter ce qui s’etait passe. Depuis cet
evenement, disait-on, il n’y avait plus de poissons dans cette partie
de la mer. Mais Hugues de Faure n’avait pas entendu dire que cette tete
eut appartenu ensuite aux Templiers et ne connaissait pas celle au sujet
de laquelle maitre Antoine de Verceil avait depose. Enfin, suivant un
autre temoin, une tete mysterieuse paraissait parfois dans le tourbillon
voisin de Satalia et alors tous les navires qui voguaient dans ces parages
couraient les plus grands perils [31].
L’histoire d’Hugues de Faure offre plusieurs elements nouveaux. La tete
n’est pas le produit d’un viol, mais c’est la tete meme de la morte separee
du tronc ; cette version est sans doute plus authentique que l’autre,
car l’efficacite magique des tetes coupees est un trait fort connu dans
le folklore [32]. En second lieu, la tete n’est pas un talisman qui assure,
d’une maniere mal definie, la fortune de son possesseur, mais une arme
qui le rend invincible, qui lu permet d’aneantir ses ennemis. Enfin, l’histoire
de la vieille nourrice, qu’un sentiment de curiosite pousse a violer le
secret du coffret, est un des motifs les plus frequents des contes populaires
; la mention du coffret, ou la tete est soigneusement enfermee, peut etre
a l’origine de la croyance obstinee qui attribuait aux Templiers des coffrets
ou ils dissimulaient avec soin leurs talismans.
III
Ni Antonio Sicci ni Hugues de Faure, deposant en 1310, n’ont rien invente.
Ils n’ont pas cherche non plus a noircir les Templiers ; aucun d’eux n’a
dit qu’un chevalier du Temple fut en possession de la tete magique. Ils
se sont simplement faits l’echo d’une legende plus ancienne qui parait
vers 1190 dans Gautier Map, vers 1201 dans Roger de Hoveden, vers 1210
dans Gervais de Tilbury. Il suffit de rapporter la premiere en date de
ces versions, celle de Map, dans son livre si curieux De nugis curialium,
ecrit a la cour d’Angleterre entre 1182 et 1190. Notons que Map parle
des Hospitaliers et des Templiers et qu’il raconte l’origine de ces ordres,
en deplorant leur corruption croissante [33]. Ce n’est pas a dire que
son texte ait influe sur les temoignages cites plus haut : bien au contraire,
cela est inadmissible mais son recit est le prototype de ceux qui furent
recueillis par les inquisiteurs et soumis, comme des documents serieux,
aux Peres du concile de Vienne en 1311.
Au temps de Gerbert, dit Map, il y avait a Constantinople un jeune cordonnier
tres habile et tres expeditif. Il lui suffisait de voir un pied nu, bien
conforme ou difforme, pour trouver aussitot la chaussure qui lui convenait.
Il n’excellait pas moins dans les jeux et les exercices physiques. Un
jour, une belle jeune fille, entouree d’une nombreuse escorte, vint a
sa fenetre et lui montra son pied nu, desirant etre chaussee par lui.
Le cordonnier devint amoureux a la folie de sa cliente. Desesperant de
se faire agreer d’elle, il quitta son metier, vendit son patrimoine et
se fit soldat, revant d’acquerir une illustration qui fit de lui l’egal
des nobles et lui donnat quelque chance d’etre accueilli. Bientot, la
fortune aidant, il s’eleva a une haute distinction. Alors il demanda la
jeune fille a son pere mais sa requete fut repoussee. Fou de colere, il
se joignit a une bande de pirates et se fit redouter sur terre et sur
mer. Tout a coup il apprit que la jeune fille etait morte ; il court assister
a ses funerailles, note le lieu de sa sepulture et, la nuit venue, ouvre
le tombeau. On devine le reste. Son crime accompli, il entend une voix
qui l’avertit de revenir au moment ou la morte aurait enfante. Il obeit
a cet avis et, le temps revolu, retira de la tombe une tete humaine, avec
defense de la faire voir a d’autres qu’a des ennemis. Il la deposa dans
un coffret clos avec grand soin, puis se mit a courir la terre ferme ;
muni de ce masque de Gorgone (Gorgoneum ostentum), il petrifiait ceux
qui l’approchaient comme avec la tete de Meduse. Tous s’inclinaient devant
lui, tous le reconnaissaient pour maitre... A la mort de l’empereur de
Constantinople, sa fille lui est offerte ; il l’accepte et lui apprend
son terrible secret. Elle ouvre le coffret et, au reveil de son mari,
lui montre le masque. Puis elle ordonne qu’on jette la tete de Meduse
(Medusaeum prodigium) et le corps du pirate dans la mer des Grecs. Les
envoyes de la princesse executerent ces ordres ; mais aussitot la mer
se souleva avec fureur, comme si elle voulait vomir ce monstre, et il
se forma en ce lieu un tourbillon, pareil a celui de Charybde pres de
Messine, qui engloutit tout ce qui l’approche. Comme la jeune fille s’appelait
Satalia, le tourbillon, evite de tous les navigateurs, s’appelle le gouffre
de Satalia.
Sous cette forme, la legende est tout a fait transparente, Map lui-meme
parle de la Gorgone et de Meduse ; c’est une survivance, dans le folklore
de la Mediterranee orientale, du mythe de Persee. Suivant Gervais de Tilbury,
c’est Persee lui-meme qui a jete a la mer la tete de la Gorgone ; celle-ci,
dit-il, etait une belle courtisane qui paralysait les ames des hommes.
Mais les « indigenes », ajoute-t-il, racontent une autre histoire. « Un
chevalier aima une reine, mais ne put la posseder ; quand elle fut morte,
il la viola dans son sepulcre et il en resulta cette tete monstrueuse.
Au moment du crime, le chevalier entendit une voix dans les airs : “Ce
que cette femme enfantera detruira et consumera toutes choses par son
aspect.” Neuf mois apres, il ouvrit le tombeau et y trouva la tete ; il
eut grand soin de ne pas la regarder ; mais lorsqu’il la faisait voir
a des ennemis, il les detruisait aussitot avec leurs villes. Un jour,
naviguant sur mer, il s’endormit dans le sein de sa maitresse ; celle-ci
vola la clef du coffret qui contenait la tete et l’ouvrit ; mais, des
qu’elle la regarda, elle mourut. Le chevalier, a son reveil, vit sa maitresse
morte et, dans sa douleur, leva les yeux ; ses regards rencontrerent la
tete merveilleuse et il perit avec son navire. On raconte que tous les
sept ans la tete remonte sur l’eau, la face tournee vers le ciel, et qu’il
en resulte des dangers pour les navigateurs. »
Dans le recit de Roger de Hoveden (mort en 1201), la vierge violee par
le chevalier s’appelle Yse ; elle a donne son nom a un groupe d’iles que
Philippe-Auguste traversa lorsqu’il revint de Saint-Jean d’Acre en France
[34]. Les autres variantes ne meritent pas d’etre relevees.
IV
Ainsi, plus de cent ans avant le proces des Templiers, nous trouvons en
Orient, sur la cote syrienne, une legende derivee de celle de Persee et
de Meduse, mais ou Persee est devenu un chevalier, miles. Alors que Persee
decapite la Gorgone endormie, le chevalier decapite une morte ou retire
de sa tombe une tete magique, fruit d’un viol perpetre dans le tombeau
meme. Le chevalier cache avec soin cette tete redoutable ; il la tient
enfermee dans un coffret. Le mystere qui enveloppe ce talisman et le coffret
ou on le transporte sont des traits qui se retrouvent dans les dispositions
que l’enquete a recueillies. Dans un pays ou le Templier etait le chevalier
par excellence, il n’est pas etonnant que l’on ait raconte d’un ou plusieurs
Templiers la legende du heros grec devenu un chevalier de leur temps.
Une fois cette histoire d’une tete magique mise en circulation, on imagina
naturellement qu’elle servait a la fois de talisman et d’idole ; comme
personne ne l’avait vue, on en fit les descriptions les plus differentes
; mais il est a remarquer que l’acte d’accusation parle d’une tete sculptee
ou d’un crane humain, par une evidente allusion a quelque commerage fonde
sur la legende syrienne de la tete coupee.
Au debut du Philopatris, qui date, comme je l’ai prouve [35], de la fin
du Xe siecle, un des interlocuteurs vient a parler de la Gorgone. Critias
affirme qu’elle etait vierge et que la puissance de sa tete coupee s’explique
ainsi. « Quoi, repond Triephon, en coupant la tete a unie vierge, on se
procure un epouvantail ? Moi qui sais qu’on a coupe dix mille vierges
par morceaux “dans l’ile aux bords fameux qu’on appelle la Crete”, si
j’avais su cela, mon bon Critias, que de Gorgones je t’aurais rapportees
de Crete ! J’aurais fait de toi un general invincible ; les poetes et
les rheteurs m’auraient mis au-dessus de Persee, parce que j’aurais trouve
un bien plus grand nombre de Gorgones. » Il me semble que ce passage peut
contenir une allusion non seulement a la tradition antique, mais a la
forme moderne que l’informateur de Gautier Map en a recueillie.
Les survivances de la legende de Persee ont ete etudiees en grand detail
par M. Sydney Hartland. Le voyageur anglais Bent les a encore rencontrees,
vers 1880, dans l’ile de Seriphos, un des centres du culte de Persee dans
l’Antiquite. Les paysans, decouvrant des monnaies de l’ile a l’effigie
de la tete de la Gorgone, racontaient qu’elles avaient ete frappees par
la premiere reine du pays, qui residait dans un chateau fort, perche sur
un roc au-dessus du port de Livadhi [36].
L’episode de Persee et d’Andromede etait localise par les Anciens dans
les environs de Joppe (Jaffa), ou l’on montrait le rocher auquel avait
ete enchainee la belle princesse ; non loin de la etait un etang aux eaux
rouges, ou Persee, disait-on, avait lave la tete du monstre [37]. Aujourd’hui
encore, les ciceroni de Jaffa connaissent l’endroit ou fut delivree Andromede.
Il n’est donc pas surprenant qu’un autre episode memorable de la legende
de Persee se soit transmis, avec une vitalite particuliere, dans les memes
lieux. Avant de devenir un chevalier, Persee y fut represente comme un
magicien : c’est en cette qualite qu’il parait dans la chronique de Jean
Malala [38], ecrite au VIIe siecle, ou les recits de la mythologie classique,
traditions populaires fixees par la litterature, tendent a se resoudre
de nouveau en traditions populaires, colorees par les superstitions du
temps. Un curieux monument, conserve a Saint-Petersbourg, nous montre
d’ailleurs que Persee jouait un role dans la medecine magique de basse
epoque. Le heros est represente, sur un sardonyx, tenant en mains la tete
de Meduse et la harpe ; au revers on lit : Fuis, podagre, Persee te poursuit
(... [39]) [40]. Persee tient ici la place qu’on assigne, sur d’autres
monuments analogues, au roi Salomon ou a l’archange Michel.
Ces observations-la ont deja ete faites ; ce qui est nouveau, je crois,
dans mon petit travail est le lien etabli entre les traditions syriennes
relatives a Persee, transforme de heros en magicien et en chevalier, et
les histoires extravagantes qu’enregistrerent les inquisiteurs du XIVe
siecle, charges d’enquerir sur une tete ou un crane magique dont on peut
affirmer, malgre tant de temoignages, qu’ils n’ont jamais existe.
IV
Pour me resumer, au risque de me repeter, voici comment je concois le
developpement de la legende qui, originaire des temps heroiques de la
Grece, laquelle n’y crut jamais, finit par faire des dupes au concile
de Vienne :
1. Des gens venus d’Orient parlent d’un ou plusieurs chevaliers lesquels,
en possession d’une tete magique, qu’ils cachent avec soin, acquierent
richesse et puissance ;
2. On soupconne que cette tete magique appartient aux Templiers ;
3. Comme le bruit court que les Templiers sont secretement convertis a
l’islamisme, on soupconne que cette tete n’est pas seulement un talisman,
mais une idole qu’on revele aux inities et qu’ils adorent ;
4. Comme le symbole que les Templiers sont censes rejeter et meme souiller
est le crucifix, le Christ, on qualifie du nom de Mahomet le symbole qu’ils
preferent et opposent a celui-la, sans songer que les musulmans eux-memes
n’avaient pas d’images ;
5. Par analogie avec ce qu’on croit savoir des heretiques du midi de la
France, les albigeois, on attribue aux Templiers la croyance que leur
« dieu » fait fleurir les arbres, etc., et l’on estime qu’ils consacrent
leurs cordelettes au contact de leur idole ou de leurs idoles.
Pourquoi l’acte d’accusation, confirme par de nombreux temoignages, attribue-t-il
plusieurs tetes a une ou plusieurs des idoles ? Petit-etre faudrait-il
reconnaitre la aussi l’influence lointaine de certains monuments antiques
polycephales, sculptures ou intailles, qui sont bien connus des archeologues
; mais c’est la une question accessoire que je prefere laisser en suspens.
P.-S.
Texte etabli par PSYCHANALYSE-PARIS.COM a partir de l’article de Salomon
Reinach, « La tete magique des Templiers », Cultes, Mythes et religions,
Editions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.
Notes
[1] Revue de l’histoire des religions, 1911, p.25-29.
[2] Voir, par exemple, Chabouillet, Catalogue des Camees, n° 2255.
[3] On trouve aussi, dans les interrogatoires du proces, la forme Magometus
(Finke, Papstum und Untergang des Templerordens, t. II, p. 343).
[4] Loiseleur, La doctrine secrete des Templiers, Paris, 1872.
[5] Voir Revue archeologique, 1881, I, p. 368 et Bulletin de la Societe
des antiquaires, 1881, p. 207-208.
[6] Revue archeologique, 1885, I, p. 54 et suiv.
[7] Bulletin de la Societe des antiquaires, 1900, p. 309.
[8] Revue africaine, 1908, p. 1-23.
[9] M. Finke renvoie sur ce point a Wenk, Gotting. gelehrte Anzeigen,
1890, p. 256 et suiv. (compte-rendu critique de l’ouvrage de Prutz) ;
mais Wenk n’a guere fait que resumer Lea, dont le chapitre sur les Templiers
est un chef-d’?uvre parmi tant d’autres.
[10] Finke, op. laud., p. 111.
[11] Ibid., p. 134.
[12] Ibid., p. 166.
[13] Loiseleur, La Doctrine secrete des Templiers, op. cit., p. 108. Voir
les depositions de Carcassonne (novembre 1307), dans Finke, t. II, p.
321-324.
[14] Voir une page amusante de l’abbe Corblet, « Le pour et le contre
sur les Templiers » dans la Revue de l’art chretien, 1865, IX, p. 393
sq.
[15] Loiseleur, ibid., p. 147.
[16] Un temoignage parle meme de quatre tetes.
[17] Loiseleur, ibid., p. 23.
[18] Ibid., p. 94.
[19] Ibid., p. 40.
[20] Ibid., p. 100.
[21] Cf. le temoignage d’un frere servant (Finke, t. II, p.355) : « (debebat
habere spem salvationis) in quoddam ydolum quod erat, ut sibi distum extitit,
ultra mare, et in quoddam aliud ydolum quod erat ibi praesens in quadam
banca opertum de sindato rubeo. »
[22] Loiseleur, La Doctrine secrete des Templiers, op. cit., p. 111.
[23] De meme, dans les aveux relatifs aux ceremonies secretes, on voit
intervenir un chat noir, brun ou blanc, qui est emprunte aux histoires
courantes de sorcellerie (par ex. Finke, t. Il, p. 350).
[24] Michelet, Proces, I. p. 218 ; Finke, p. 159 : Respondit... quod propter
dictos articulos quia non confitebatur eos coram baylico regio Matiscouensi,
fuit quaestionatus ponderibus apensis in genitalibus suis et in aliis
membris quasi isque as exanimacionem.
[25] Loiseleur, La Doctrine secrete des Templiers, op. cit., p. 102.
[26] Michelet, Proces, t. I. p. 92.
[27] Ibid., t. I, p. 645.
[28] « Tempore vero quo hoc, erat praeceptor illius loci frater Matheus
dictus le Sarmage Picardus (Michelet, Proces, t. I, p. 645). - Sur les
relations cordiales entre ce personnage et les Sarrasins, voir Rey, L’Ordre
du Temple en Syrie, p. 8. A cet endroit, Rey ecrit Sermage ; mais il ecrit
Sarmage a la page 26. L’index du tome II de Michelet porte Sauvage (Matheus),
avec renvoi a la p. 209 ou on lit lo Sauvacge. C’est sans doute le meme
personnage.
[29] Sur Julien ou Julian, seigneur de Sagette, mort en 1275, voir Clermont-Ganneau,
Recueil d’archeologie orientale, t. IV, p. 5 et suiv. « Julien, seigneur
de Sagette, ne pouvant plus defendre sa seigneurie contre les entreprises
des musulmans, la ceda aux Templiers moyennant finances en 1260 » (p.
7).
[30] Michelet, Proces, t. II, p. 225.
[31] Michelet, Proces, t. II, p. 238.
[32] Voir Longperier, ?uvres, t. II, p. 311, et surtout le grand memoire
de Pinza, La Conservazione delle teste uname (analyse par moi dans la
Revue critique, 1898, II, p. 121).
[33] Gautier Map, De nugis curialium, Edition Th. Wright, I, 18, p. 29.
[34] Liebrecht, Gervasius Tilbur, p. 93.
[35] Cultes, t. I, p. 383-394.
[36] Bent, dans Hartland, The legend of Perseus, t. I, p. 4.
[37] Cf. Frazer, Pausanias, t. III. p. 454.
[38] Malalas, ed. Dindirf, p. 41.
[39] En grec dans le texte original (N.d.E. : Psychanalyse-paris.com).
[40] Kuhnert, ap. Roscher, Lexikon, P, p. 2027.
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